Longtemps boudé, oublié ou ignoré, le covoiturage quotidien connaît un regain d'intérêt. Nous sommes pourtant très frileux à l'idée de partager notre trajet au travail en auto. Alors, simple illusion ou réelle démarche de chacun d'entre nous?

«Il se passe quelque chose»

Lorsqu'elle s'est lancée dans l'aventure d'Allo-Stop aux tout débuts des années 80, Joe Spratt n'était pas du tout convaincue par le covoiturage quotidien, qui consiste le plus souvent à faire la navette entre la maison et le travail. «Quand on demandait aux gens, le covoiturage urbain, ils n'en voulaient pas. Et c'est encore le cas aujourd'hui, je pense», témoigne la fondatrice de ce service réputé pour avoir initié le covoiturage longue distance.

Aujourd'hui encore, Joe Spratt est dubitative. «Je suis d'accord avec le principe de covoiturage urbain, mais je n'y crois pas, au fait que ça marche. Il y a des contraintes pratiques.»

Il y a 10 ans, Catherine Morency ne voyait pas comment ni pourquoi le covoiturage quotidien marcherait. «Il ne peut pas rentrer en compétition avec les transports en commun, il y a beaucoup de contraintes pratiques, la gestion de l'argent génère un problème de négociation avec le conducteur, ce qui est un blocage et un fardeau», énumère-t-elle.

Dix ans plus tard, cette professeure titulaire de la Chaire Mobilité à Polytechnique Montréal ne cache pas qu'elle a changé d'avis. «Il se passe quelque chose, explique-t-elle. Il y a le retour d'un intérêt pour ce covoiturage dû aux outils technologiques. Ce que les gens n'aimaient pas est en train de disparaître: le souci de payer en embarquant.»

Le téléphone intelligent, la géomatique, la mobilité et la connectivité bousculent les habitudes. «Des industries comme le taxi sont ébranlées, il se passe donc quelque chose», constate Catherine Morency.

S'il n'existe pas de chiffres crédibles et récents qui prouvent qu'il y a une croissance du covoiturage quotidien, il semble que le regain d'intérêt pour celui-ci se manifeste beaucoup plus par l'émergence d'offres de service que par une demande du public. La naissance de la plateforme mobile Netlift ou encore le récent volet domicile-travail proposé par AmigoExpress en sont les meilleures illustrations. Et complètent l'offre qui était essentiellement incarnée par Covoiturage.ca.

Lorsque ce site a ouvert en 2005, son but était d'offrir du covoiturage pour des déplacements quotidiens. «Le terme lui-même n'était pas connu de M. et Mme Tout-le-Monde. Maintenant, la pratique est connue, on n'a plus à faire de l'éducation, mais de la sensibilisation», soutient Francis Girard-Boudreault, son directeur des communications.

De Covoiturage.ca à AmigoExpress en passant par Netlift, on parle aujourd'hui de «potentiel», de «très forte demande», de «popularité croissante». Mais on note la même limite: il manque pour l'instant une masse critique d'utilisateurs qui permette des jumelages appropriés et satisfasse la clientèle. La réussite est fragile, comme en témoignent les expériences malheureuses de WeRoll et GeoTransit.

«Le covoiturage quotidien est peut-être un peu plus engageant que le covoiturage longue distance qui, lui, est ponctuel. Ça demande un peu plus de communication et d'organisation. Quant à nous, on doit faire correspondre des gens proches les uns des autres», rappelle le président fondateur d'AmigoExpress, Marc-Olivier Vachon.

«De façon générale, se déplacer avec un inconnu n'est pas facile à accepter», fait remarquer Catherine Morency.

Que faut-il faire alors pour que ce regain d'intérêt à l'égard du covoiturage quotidien se manifeste par une utilisation croissante du public?

Si beaucoup d'initiatives privées et publiques sont prises depuis quelque temps, tous les initiateurs s'accordent à dire que les pouvoirs publics devraient appliquer des mesures fortes: stationnements et voies réservés gratuits quand le reste de la voirie est à péage, des journées où la voiture est interdite, une implantation massive dans des lieux où il n'y a pas de transports en commun, un contrôle du prix de l'essence, des mesures fiscales et une vaste promotion.

Quid de la gestion des déplacements quotidiens des gens? Ce serait la loi du plus fort entre initiateurs privés, semble-t-il.

«Je pense que le rôle du gouvernement est de favoriser les comportements et que la manière dont s'organisent les gens revient au privé», résume Marc-Olivier Vachon.

Dans un marché qui est bien particulier, rappelle Mónica Gandulfo, directrice générale de Voyagez futé, organisme qui offre aux entreprises et institutions des solutions alternatives à «l'auto solo».

«Le covoiturage est difficile à vendre, car on est dans une société nord-américaine où on adore la voiture, dit-elle. Le covoiturage représente une contrainte et les gens ne veulent pas payer pour ce service.»

Le défi est de taille.

Les pourvoyeurs au quotidien...

COVOITURAGE.CA

> Existe depuis 2005

> Gratuit

> Pour entreprises et particuliers

> 91 239 membres inscrits

> Évolution: de 470 inscriptions après 9 mois d'existence à 500 nouveaux membres par semaine, au mieux.

> Taux de jumelage: 25%

Précurseur en la matière et toujours présent, Covoiturage.ca s'adresse avant tout aux entreprises, municipalités, MRC et établissements d'enseignement à qui il vend ses services d'implantation et de gestion d'une plateforme de covoiturage destinée aux employés. N'importe quel particulier peut également s'inscrire gratuitement sur sa plateforme principale. «C'est le partage de conduite et de véhicule en alternance qui est privilégié, aucune transaction d'argent n'a donc lieu. Si un passager ne possède pas de voiture, un calculateur de frais est mis à la disposition des membres afin qu'ils s'entendent sur le partage des coûts», explique Viviane Jourdenais, chargée de projets chez Covoiturage.ca. La proportion de demandes de déplacements comblées «franchit les 25%» dans les meilleurs des cas.

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NETLIFT

> Existe depuis mai 2014

> 15% du prix du trajet fixé par le passager va à Netlift.

> Pour particuliers et entreprises

> 3000 membres inscrits

> Évolution: de 300 à 500 nouveaux abonnés par mois à Montréal

> Taux de jumelage: 58%

Jeune entreprise de covoiturage quotidien, Netlift a peut-être trouvé le moyen de satisfaire le plus grand nombre possible de chauffeurs et de passagers quotidiens. En misant sur la «multimodalité». Autrement dit, en raccordant le trajet en covoiturage aux réseaux de transports en commun. Netlift revendique que sur sa plateforme, 58% des demandes de déplacements en covoiturage sont comblées grâce à ce principe. Les déçus du covoiturage sont peu nombreux. Comme Covoiturage.ca,

Netlift s'adresse aux entreprises comme aux particuliers. Attention, ce n'est pas toujours gratuit pour ceux-ci.

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AMIGOEXPRESS LOCAL

> Existe depuis septembre 2014

> Gratuit

> Pour particuliers

> 3500 utilisateurs actifs

> Évolution: hausse régulière

> Taux de jumelage: 28%

AmigoExpress est devenu en quelques années l'entreprise de covoiturage longue distance la plus populaire. Huit ans après sa création, elle se lance dans le covoiturage quotidien. Son taux de jumelage déclaré est déjà fort appréciable. Le service est entièrement gratuit. Pour l'instant. «On est en train de l'améliorer. C'est gratuit, car on est en mode création, on utilise les suggestions des gens», explique le président fondateur d'AmigoExpress, Marc-Olivier Vachon. Le passager s'entend avec le chauffeur sur la contribution à lui donner. AmigoExpress sonde actuellement l'intérêt des entreprises pour ce type de covoiturage.

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ALLO-STOP QUÉBEC

> Existe depuis 1982

> Gratuit

> Pour particuliers

> Une dizaine d'offres régulières de covoiturage seulement

> Évolution: pas de développement

> Taux de jumelage: inconnu

Le pionnier du covoiturage longue distance au Québec «encourage le covoiturage urbain» sans pour autant faire quoi que ce soit en ce sens. «On est un peu timides là-dessus», reconnaît la fondatrice d'Allo-Stop, Joe Spratt. Résultat, seulement une dizaine d'offres de covoiturage sont affichées régulièrement sur son site. «À 100 km et moins, on ne demande rien aux chauffeurs et passagers», rappelle Mme Spratt. Les chauffeurs quotidiens réclament d'eux-mêmes aux passagers entre 2$ et 10$, selon le trajet. Chez Allo-Stop, on ne pense pas que le covoiturage quotidien puisse fonctionner.

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AMT - VOYAGEZ FUTÉ

> Existe depuis 2008

> Gratuit

> Pour entreprises et particuliers

> 1838 membres

> Évolution: tendance à la baisse chez les entreprises

> Taux de jumelage: 9% estimé

L'Agence métropolitaine de transport (AMT) possède un programme et un site de covoiturage quotidien, gratuit pour les gens, payant pour les entreprises. Voyagez Futé - centre de gestion des déplacements - propose cette plateforme aux entreprises des quartiers centraux de Montréal et de la Rive-Sud. Elle intéresse à peine 2000 personnes dans ces secteurs pour un taux d'utilisation très faible. Les abonnés alternent généralement la conduite. Sinon, ils s'entendent sur le partage des coûts.

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AMT - CGD SAINT-LAURENT

> Existe depuis 2008

> Gratuit

> Pour entreprises et particuliers

> 1000 inscrits

> Évolution: tendance à la hausse

> Taux de jumelage: 12% estimé

Le Centre de gestion des déplacements (CGD) de l'arrondissement de Saint-Laurent propose lui aussi aux entreprises - selon les mêmes termes - la plateforme de l'AMT. Avec un peu plus de succès que Voyagez Futé. Il rayonne dans tout l'Ouest-de-l'Île, jusqu'à Vaudreuil-Soulanges. «Dans les secteurs les plus éloignés des transports en commun, le covoiturage quotidien est une des mesures qui fonctionnent le mieux à l'encontre de la voiture solo», commente Aline Berthe, coordonnatrice du CGD Saint-Laurent.

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Photo Ivanoh Demers, La Presse

L'attrait du multimodal

Depuis plus de deux ans, Marc-Antoine Ducas se démène pour que son idée fasse du chemin. Et elle en a fait depuis 2012. Accessible sur le web et les téléphones intelligents, sa plateforme Netlift est censée donner l'impulsion qu'il fallait au covoiturage que pourraient faire quotidiennement entre la maison et le travail des milliers de gens.

Convaincu que ce type de covoiturage a le vent dans les voiles, mais qu'il est freiné dans sa progression par l'absence de masse critique d'utilisateurs, Marc-Antoine Ducas croit qu'il faut marier le covoiturage urbain avec les transports en commun pour qu'il soit de plus en plus utilisé, occasionnellement et quotidiennement.

Il en veut pour preuve l'exemple de deux habitants d'une municipalité de la Rive-Sud, voisins de quelques dizaines de mètres, mais travaillant à des lieux différents. L'idée est de leur faire utiliser sur le trajet des points de jonction avec les transports en commun pour y déposer le passager.

«On connecte le covoiturage avec les transports collectifs. Le multimodal n'existait pas jusqu'ici. Ça s'adresse aux personnes dont la totalité ou des portions du trajet sont communes», appuie le président de Netlift.

Le covoiturage fait ici partie d'un cocktail de moyens de transport auxquels il est lié. «Avec le covoiturage travail-maison utilisant un seul mode de transport, le taux de jumelage est proche de zéro, car il faut trouver un voisin qui travaille au même endroit ou dans le même secteur. Là, on propose un trajet intermodal, où les modes de transport sont en interaction», ajoute M. Ducas.

Grâce à ce principe, 58% des demandes de déplacements en covoiturage seraient comblées sur sa plateforme, prétend Netlift. Une proportion énorme par rapport à ce qu'obtiennent d'autres services de covoiturage quotidien.

«Tout le monde est convaincu que le multimodal est la seule solution viable à l'inefficacité du covoiturage. C'est aussi des clients de gagnés par les transports en commun», argumente le président de Netlift, qui propose également son concept aux entreprises pour leurs employés.

Cette approche est-elle réellement la solution aux maux du covoiturage quotidien? Spécialiste et observatrice attentive de ce mode de transport, Catherine Morency juge celle-ci intéressante.

«Netlift rejoint l'idée qu'il doit y avoir une collaboration entre les modes de transport. Il faut qu'il y ait plusieurs alternatives de transport, la vulnérabilité est trop grande avec le train de banlieue seul, par exemple. C'est là que c'est intéressant», estime cette professeure titulaire de la Chaire mobilité à Polytechnique Montréal.

Mais il faut également simplifier la vie aux usagers en leur permettant d'avoir accès à tous les modes de transport avec la même carte. Ce que Netlift cherche à obtenir actuellement.

Contrairement à la concurrence, la jeune entreprise facture ses covoitureurs quotidiens: 19$ par mois. Le passager occasionnel, lui, précise combien il est prêt à payer pour son trajet. Netlift prendra 15% de ce montant donné. Le conducteur est payé par l'entremise de l'application et peut communiquer avec son passager grâce à une messagerie Netlift.

C'est peut-être là la faiblesse de Netlift: vouloir générer des revenus par le truchement des particuliers.

«Étant donné que de nombreux usagers du covoiturage quotidien préfèrent opter pour un équipage régulier et même pour une alternance de conduite qui ne nécessite aucune transaction financière, nous croyons qu'il peut devenir difficile d'être profitable», commente Francis Girard-Boudreault, directeur des communications de Covoiturage.ca.

L'avenir de Netlift le confirmera. Ou pas.

Permis de conduire et d'encaisser

La polémique née de l'arrivée d'UberX à Montréal rappelle que la loi ne permet pas à n'importe quel conducteur de faire des profits indument. Au Québec, le covoiturage ne nécessite pas de permis, mais sa pratique est clairement définie.

Selon la Loi sur les transports, «le covoiturage implique un transport effectué sur un même trajet, lorsque seuls les frais du transport sont partagés et qu'aucune rémunération n'est requise».

Et la loi de préciser: «Concrètement, un chauffeur offrant du covoiturage a aussi à se déplacer et à se rendre personnellement à la destination, même s'il n'a pas de passagers. Le transport de passagers devient accessoire au déplacement et non le but premier de celui-ci. Les passagers contribuent afin de compenser le chauffeur pour l'utilisation du véhicule, comme le partage des frais de l'essence.»

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Photo Ivanoh Demers, La Presse

«Le multimodal est la seule solution viable à l'inefficacité du covoiturage», croit Marc-Antoine Ducas, président de Netlift.

Les entreprises, la solution?

Parce que les gens ne veulent habituellement pas payer pour un service de covoiturage quotidien, les entreprises sont le catalyseur de ce mode de transport. Mais est-ce que ça marche vraiment?

Le Mouvement Desjardins ne regrette pas d'avoir instauré - essentiellement à Lévis - un programme de covoiturage pour ses employés. Près d'un millier d'entre eux s'y sont inscrits depuis 2011. Et leur nombre est croissant. Au siège social de Desjardins, les 401 covoitureurs forment 191 équipages qui bénéficient pour cela de 160 places de stationnement. Chauffeurs et passagers utilisent gratuitement un logiciel de jumelage afin de trouver le bon compagnon de voyage quotidien.

Ce programme a eu pour effet majeur le retrait de 100 voitures du stationnement du siège social. Les employés voient dans le covoiturage un avantage pratique, économique et - accessoirement - environnemental. L'entreprise estime améliorer ainsi les déplacements quotidiens des employés, ce qui a un impact positif sur leur santé et leur efficacité au travail.

«Pour une entreprise, c'est très facile à implanter, mais l'aspect pratique embarque. Un tiers des équipes arrêtent après un certain temps», témoigne Pascal Laliberté, conseiller en développement chez Desjardins. Que ce soit un départ, un congé de maternité, un arrêt de travail ou un déménagement, les facteurs qui influent sur la fidélité au covoiturage sont nombreux et souvent inévitables. Alors que les travailleurs ont besoin de se connaître pour voyager ensemble.

«Avoir 10% à 15% de covoitureurs dans une entreprise ou un quartier industriel, c'est très bon. Tu n'auras jamais des parts de 50% à 60%. Le covoiturage quotidien est une des habitudes de déplacement les plus dures à maintenir», observe M. Laliberté.

Depuis quelques mois, les souscriptions au programme de covoiturage stagnent, laissant croire que le service a atteint ses limites.

Les limites d'un tel programme, Voyagez Futé les a constatées dans les quartiers centraux de Montréal et sur la Rive-Sud. Ce Centre de gestion des déplacements propose la plateforme de covoiturage de l'AMT à 16 entreprises et institutions.

«J'ai réellement cinq entreprises actives sur notre territoire et une dizaine qui s'y sont inscrites sans faire grand-chose, énumère Mónica Gandulfo, directrice générale de Voyagez Futé. Il y a peu d'entreprises qui adhèrent à cette plateforme en centre-ville. Les entreprises ne nous appellent pas pour ça, même sur la Rive-Sud. Le covoiturage, entre le dire et le faire, il y a une différence.»

La Société de transport de Laval (STL) a utilisé pendant cinq ans le même logiciel de jumelage que le Mouvement Desjardins, sans succès. L'an dernier, la STL a mis fin à son programme de covoiturage quotidien destiné à tous les Lavallois, faute d'inscriptions suffisantes et en l'absence «d'engouement à Laval».

Le covoiturage par l'intermédiaire des entreprises a pourtant du potentiel. Le Centre de gestion des déplacements (CGD) de l'arrondissement de Saint-Laurent préconise que toutes les entreprises et institutions participantes soient sur la même plateforme afin d'augmenter le nombre de covoitureurs et de jumelages.

«Le long terme et la récurrence font que le covoiturage fonctionne. Il y a du potentiel, car c'est fou combien les gens peuvent habiter loin de leur travail», conclut Aline Berthe, coordonnatrice du CGD Saint-Laurent.