« Vous êtes un idiot. »La phrase balancée sur Twitter juste avant Noël par le milliardaire Elon Musk, suivi par 17 millions d'abonnés, était brève et limpide. Celui à qui elle était destinée, Jarrett Walker, a été projeté dans un tourbillon : le message de Musk a été repris plus de 5000 fois et Walker a été invité à BBC et Fox News pour parler de son accrochage avec le patron de Tesla.

« Même mon livre, que j'ai écrit en 2011, est maintenant en rupture de stock. Ç'a été un peu fou », a expliqué Walker en entrevue avec La Presse.

Mais qu'avait bien pu faire cet expert en transports en commun pour mériter les foudres d'un des hommes les plus puissants au monde ? Il avait pris position contre Musk dans un débat qui risque d'animer les prochaines années : la voiture autonome est-elle l'avenir des transports en commun ?

Selon Musk, la réponse est évidemment « oui ». Il n'est pas le seul à défendre cette vision. En août dernier, par exemple, en pleines consultations sur la mobilité durable à Québec, un animateur de la station Radio X a déposé un mémoire en faveur de la voiture autonome. Selon Dominique Dumas, il est trop tard pour implanter un projet de service rapide par bus ou un tramway dans la capitale ; un vaste réseau de voitures autonomes représenterait plutôt la solution (le maire Régis Labeaume semble finalement pencher pour un tramway).

Depuis que Elon Musk l'a traité d'idiot, Jarrett Walker est plus connu que jamais et son livre sur l'autobus et le transport en commun, Human Transit, est en rupture de stock. Photo: Jarrett Walker

«Pleins d'étrangers aléatoires» et même un tueur en série

Le 14 décembre dernier, le site Wired a rapporté dans un article des propos de Musk qui ont mis le feu aux poudres. Les transports en commun, selon lui, « sont nuls [it sucks] ».

« Pourquoi utiliser un système avec plein de monde, qui ne part pas d'où on veut partir, qui n'arrête pas où on veut qu'il s'arrête ? », demandait Musk, ajoutant que les transports en commun étaient bourrés « d'étrangers aléatoires, l'un d'eux pouvant être un tueur en série ».

Ces propos ne sont pas exactement surprenants. Musk a l'ambition avec Tesla de produire des voitures autonomes et propose de creuser des tunnels sous Los Angeles pour régler les problèmes de congestion.

Jarrett Walker, qui dirige en Oregon une firme spécialisée en transports en commun qui travaille auprès de plusieurs villes, dont Vancouver et Edmonton, a écrit un billet de blogue pour répondre à Musk. Il a diffusé le lien sur Twitter en ajoutant : « La répugnance d'Elon Musk à l'idée de partager l'espace avec des étrangers est un luxe que seuls les riches peuvent se permettre. »

La réponse lapidaire du milliardaire («Vous êtes un idiot.») n'a pas tardé. Elle a provoqué un petit tourbillon sur le réseau social. Elle a aussi relancé le débat sur l'avenir des transports en commun.

Elon Musk veut que des navettes souterraines à 16 places transportent des passagers dans des tunnels sous la ville. Y aurait-il des étrangers aléatoires à bord? Photo: The Boring Company

«Il n'y a aucune chance que la ville densifiée ait assez d'espace pour que ses habitants se déplacent tous en voiture», dit Jarrett Walker, qui prône un meilleur service d'autobus. Photo: La Presse

« Je pense qu'Elon Musk n'aime pas vraiment la ville, a expliqué Walker en entrevue. La ville est justement composée d'étrangers aléatoires. Vivre en ville consiste à être entouré d'étrangers. Si vous n'aimez pas ça, vous n'aimerez probablement pas la ville. »

Selon lui, se fier à Musk pour aménager la ville consiste à se fier « à la vision d'un banlieusard plutôt qu'à celle de quelqu'un qui aime vivre en ville ». Or, la ville ne peut tout simplement pas soutenir le même nombre de voitures par habitant que la banlieue, croit-il.

« Le problème de la ville densifiée, c'est qu'il n'y a plus beaucoup d'espace pour chaque citoyen. L'espace doit être utilisé efficacement, fait valoir Walker. Il n'y a donc aucune chance que la ville densifiée ait assez d'espace pour que ses habitants se déplacent tous en voiture. Ça ne marche tout simplement pas. »

L'auto autonome pourrait-elle réduire les coûts ?

Mais les partisans de la voiture autonome voient les choses différemment. L'avènement de cette voiture qui se conduit toute seule offre, selon eux, la solution parfaite : les voitures passent chercher les passagers exactement où ils le veulent et peuvent en transporter plusieurs à la fois, ce qui réduit le coût d'une course. Elles pourraient également inciter des automobilistes à se départir de leur voiture personnelle.

Dans un rapport publié en février dernier par le gouvernement du Canada, des experts notaient que les premières voitures autonomes allaient apparaître en milieu urbain d'ici cinq ans. 

Celles-ci pourraient mener à « une diminution éventuelle de la popularité des modes de transport en commun comme le métro ou le train léger ».

Les voitures autonomes pourraient aussi « remplacer les circuits d'autobus dispendieux à faible utilisation, éliminer les autobus vides en dehors des heures de pointe et les arrêts d'autobus éloignés du domicile ou du lieu de travail des usagers et remplacer les services d'autobus offerts tard en soirée », avance le rapport, intitulé Et si... les véhicules autonomes étaient la nouvelle solution de transport en commun pour les villes ?.

Selon Walker, penser que les transports en commun vont disparaître est ridicule. « La voiture électrique règle le problème des émissions. La voiture autonome règle la question de la sécurité et de l'utilisation du temps, dit-il. Mais pour le problème de l'utilisation de l'espace en milieu urbain, la solution est le transport en commun. »

Cet épineux débat a de beaux jours devant lui, avec l'arrivée prochaine de la voiture autonome. Pour les curieux, le livre de Jarrett Walker, Human Transit, est en réimpression et sera en librairie le mois prochain. Comme quoi être traité d'idiot peut parfois bien vous servir.

L'avènement de la voiture autonome pourrait mener à « une diminution éventuelle de la popularité des modes de transport en commun comme le métro ou le train léger ». estime une étude du gouvernement fédéral. Ci-haut, une représentation des faisceaux de lidars, des senseurs utilisés par une auto autonome. Photo : LeddarTech