Les soldats qui reviennent de missions de combat doivent surmonter plusieurs difficultés pour se réadapter à leur vie au pays. Deux études américaines récentes en signalent une de plus: réapprendre à conduire sur les routes publiques d'un pays en paix après avoir conduit dans une zone de guerre.

Conduire pour minimiser le risque d'être la cible de bombes télécommandées et des attaques au lance-grenade aide à survivre en Irak et en Afghanistan. Mais ces habitudes acquises dans des conditions de vie ou de mort ne se perdent pas tout de suite au retour.

Selon l'étude Le retour des guerriers, réalisée par la United Services Automobile Association (l'équivalent du CAA-Québec pour les militaires américains), les soldats qui reviennent de mission courent 13% plus de risques qu'auparavant d'avoir un accident avec responsabilité.

Plus les militaires étaient susceptibles de conduire un véhicule durant leur mission, plus leur risque d'accident au retour est élevé. Ainsi, un soldat de l'armée de terre revenant de mission court 23% plus de risques d'être responsable d'un accident. Le risque accru au retour était de 25% pour les simples soldats de 22 ans ou moins, 10% pour les sous-officiers et de 3,5% pour les officiers. 

Le risque accru d'un fusilier marin (US Marines) est de 12,5%, tandis que celui d'un marin ou d'un aviateur est de seulement 3% et 2%, respectivement.

«J'ai vu un objet sur la route»

L'USAA est un assureur. C'est à partir des réclamations d'accidents de ses assurés qu'elle a mené son étude, ce qui lui donne un échantillon exceptionnel: 158 000 militaires impliqués dans 171 000 déploiements entre juillet 2006 et février 2010. Cette période couvre les déploiements massifs de l'armée et des marines américains en Irak et en Afghanistan.

Le type d'accident le plus souvent signalé était la «perte de contrôle du véhicule». De toutes les explications de l'accident données par les assurés, celle qui est revenue le plus souvent est «j'ai vu un objet sur la route». Ces deux données, quoique vagues, donnent l'impression que les conducteurs ont fait une embardée après avoir aperçu quelque chose qui leur a fait penser à une bombe télécommandée.

«En mission, les soldats acquièrent des automatismes et des techniques de conduite qui les aident à survivre. Quand ils reviennent au pays, ces automatismes prennent un certain temps à s'estomper», a expliqué à La Presse la professeure Érica Stern, de la faculté d'ergothérapie de l'Université du Minnesota. Elle ne peut pas commenter l'étude de l'USAA, mais ce qu'elle y a lu est compatible avec ce qu'elle a observé durant sa propre recherche sur un groupe de soldats de retour d'Irak, réalisée pour l'Armée américaine.

Dans un convoi routier en Irak ou en Afghanistan, la consigne est de rouler à la même vitesse que le blindé qui précède et de ne pas s'immobiliser aux arrêts ni aux feux rouges, parce qu'une cible immobile est plus vulnérable qu'une cible en mouvement, explique le Dr Stern. La population civile sait que les convois militaires ont la priorité absolue.

«Tout le monde à bord, pas juste le conducteur, est toujours vigilant, à l'affut de tout objet sur la route ou sur l'accotement: une poubelle, un tas de pierres, un animal mort, un nid de poule, toutes ces choses peuvent cacher une bombe télécommandée, dit-elle. Des passants au bord de la route, sur un viaduc ou à l'orée d'un tunnel sont aussi des menaces potentielles.»

Des automatismes

À cette attitude de méfiance s'ajoutent des techniques de conduite comme rouler au milieu de la chaussée pour se tenir loin des accotements, donner des coups de volant brusques pour passer le plus loin possible des nids de poule et changer de voie souvent sans clignoter, particulièrement dans les tunnels ou sur les viaducs.

«Ces comportements deviennent vite des automatismes. Puisque c'est comme ça qu'on se garde en vie, les soldats les associent fortement à leur sécurité», dit le Dr Stern. Ces automatismes sont normaux, ils ne sont généralement pas un signe de stress post-traumatique. Mais ils mettent du temps à s'estomper de retour au pays, ajoute la chercheuse.

Dans les questionnaires et entrevues portant sur les 30 jours qui suivent leur retour de mission, 30% des soldats ont indiqué s'être fait dire qu'ils conduisaient dangereusement; 20% ont dit être anxieux au volant, précise la professeure Stern à La Presse.

Près de 50% des soldats se sont dits angoissés à l'approche d'un autre véhicule roulant rapidement et quand ils se retrouvaient coincés entre deux voitures, dans la circulation. Un cinquième d'entre eux dit avoir roulé sur l'accotement ou à contre-sens, deux manoeuvres fréquemment utilisées en zone de guerre pour ne pas être immobilisé dans la circulation. Un quart d'entre eux dit avoir brûlé des feux rouges ou passé tout droit aux arrêts.

L'étude de Mme Stern sur un groupe de 150 soldats a mesuré une série de comportements dangereux au volant, et l'anxiété générale à bord d'une voiture. «Après 90 jours (à la suite du retour au pays), la plupart des comportements fautifs ont disparu. Mais certains de ces comportements peuvent durer plus longtemps, dit-elle. L'anxiété générale au volant demeure plus longtemps aussi. Généralement, quand on demande aux soldats combien de temps il a fallu pour que tout soit rentré dans l'ordre, ils répondent: "À peu près un an."»

Les taux élevés d'accidents avec responsabilité signifient que les automatismes développés en mission font courir des risques aux soldats, à leurs proches qui voyagent avec eux, et sûrement aux automobilistes qui partagent la route avec eux.

Les habitudes de conduite des militaires



Au combat

> Conduire aussi loin que possible de l'accottement pour éviter les bombes télécommandées.

> Changer brusquement de direction ou de voie, surtout près des tunnels ou viaducs où des insurgés pourraient être tapis.

> Toujours être en mouvement, ne pas céder le passage aux piétons ou aux voitures.

> Rouler toujours aussi vite que le véhicule de tête du convoi.

> Être hypervigilant à l'approche de tout élément sur le bord de la route propice à une embuscade.

De retour au pays

> Conduire dans le milieu de la rue, deux roues sur chaque voie.

> Zig-zaguer en se faufilant entre les voitures, ne jamais signaler, changer de voies sans arrêt dans les tunnels ou sur les viaducs.

> Éprouver de l'angoisse aux arrêts. Brûler les feux rouges et ignorer les arrêts. Ne pas céder le passage aux autres véhicules ayant la priorité.

> Faire de l'excès de vitesse.

> Porter trop attention aux éléments sur le bord de la route et pas assez sur la route.