Bien portants, les garages de quartier? Oui, répond Roger Goudreau, directeur général du Comité paritaire de l'industrie (CPA) des services automobiles de la région de Montréal. «L'intégration de l'électronique à la fin des années 80 a permis de séparer le bon grain de l'ivraie. Aujourd'hui, ils sont moins nombreux, mais plus compétents. Ceux qui ont survécu sont là pour rester.»

Martin Lachapelle, directeur adjoint à l'École des métiers de l'équipement motorisé de Montréal, modère (légèrement) l'optimisme de son confrère. «Seuls ceux qui continueront de s'adapter aux changements et qui investiront dans la formation vont survivre.» D'autres bémols? Le métier s'expose encore à des préjugés qui, de l'avis de nos deux experts, résistent surtout du côté de la clientèle. Métier dévalué, milieu misogyne et machiste...

Le plus tenace? Celui que les garagistes sont d'incorrigibles escroqueurs. À cela s'ajoutent des conditions de travail difficiles physiquement, avec lesquelles les mécaniciens doivent composer (saleté, odeur d'essence, rouille, chaleur). Et des conditions salariales instables, que l'on dit les plus basses au pays. Selon une étude produite cette année par le CPA Montréal, les taux horaires minimaux sont de 11,59$ l'heure pour un apprenti de première année et de 20,35$ l'heure pour un compagnon première classe. «C'est très peu, commente Martin Lachapelle. Il y a eu une légère augmentation dans les dernières années, mais très faible en comparaison de l'augmentation du tarif éxigé à l'entrée».

Afin de tâter le pouls de l'état de santé des garages de quartier à Montréal, trois garagistes ont accepté de partager avec nous leur histoire, en pièces détachées.

Raffaele et Gino Cobuzzi - RCF Cobuzzi

En entrant dans ce garage du quartier Saint-Michel, on cherche des yeux les débris entassés, les pièces mécaniques rouillées, les vieux outils. On n'en trouve pas. Gino Cobuzzi, qui gère l'une des dernières stations d'essence old school avec service de mécanique, devine notre surprise: «On est loin des idées reçues sur les petits garages de quartier, n'est-ce pas?» Lieux propres, aérés, équipement à la fine pointe; les poignées de mains que l'on donne chez RCF Cobuzzi ne laissent pas les doigts graisseux.

Des indices, toutefois, trahissent les 40 années d'existence de l'entreprise. Ronald, le pompiste, y roule sa bosse depuis plus de 20 ans. Des habitués s'y arrêtent comme au café du coin, depuis l'époque où l'essence se détaillait 17 cents le gallon. Peu de clients franchissent le seuil de la porte sans se faire appeler par leur prénom.

Né à Avellino, en Italie, Raffaele Cobuzzi débarque à Montréal en février 1967. En 1974, il achète avec Carmelo et Franco (les «C» et «F» de RCF Cobuzzi) le poste d'essence au coin des rues Tillemont et d'Iberville, où il avait été embauché comme pompiste quelques mois après son arrivée. Aujourd'hui, c'est Gino, le fils de Raffaele, qui porte le flambeau de l'entreprise familiale.

Suivre les traces de papa est-il toujours allé de soi? Pas exactement. Gino se dirigeait d'abord vers l'électricité de construction. Mais une pénurie d'emploi dans le domaine, contrecoup de la récession du début des années 90, a forcé le jeune diplômé à réorienter sa carrière. Chez un concessionnaire, il a affûté ses armes de mécanicien pendant 10 ans. «Il avait besoin d'aller à l'université, dit M. Cobuzzi père. De voir d'autres méthodes.» Et puis, le jour où Raffaele a senti que la technique le talonnait de trop près, Gino était prêt à prendre la relève.

Aujourd'hui, on retrouve rarement M. Cobuzzi père dans l'atelier. «Il serait un peu dans les jambes», le taquine Jean-François, l'un des plus jeunes mécaniciens. Raffaele, bon joueur, ne le contredit pas, et se souvient d'un temps où les voitures, moins fiables, nécessitaient deux mises au point par année, l'une l'hiver et l'autre l'été: «Mais les problèmes, alors, se répétaient. Il fallait écouter. Ce bruit-ci, c'était la pompe à eau, celui-là, la transmission...»

Avec l'arrivée de l'électronique, et du diagnostic par ordinateur, le métier a perdu son caractère «intuitif». Il s'agit davantage de savoir manipuler les appareils que de comprendre le fonctionnement du véhicule. «Le bloc-moteur, le coeur de l'automobile, est resté sensiblement le même, poursuit Gino Cobuzzi. C'est autour que tout a changé. Maintenant, le mécanicien est un technicien.»

Lorsqu'il a repris le garage familial, Gino a procédé à quelques modifications. Les semaines de travail, notamment, se sont allégées, et ne débordent plus les 40 heures. «Plus personne ne veut vivre pour travailler, de nos jours, explique-t-il. Si on continue de s'ajuster aux nouvelles technologies, le métier n'est pas menacé. Mais il est de plus en plus difficile de trouver de bons employés, fidèles et prêts à travailler.» Un ensemble de facteurs est invoqué: le métier a mauvaise presse, il est la cible de nombreux préjugés, le milieu est dur, les taux horaires sont les plus bas du Canada...

Mais Giuliano, le dernier garçon Cobuzzi, aurait, dit-on, déjà l'esprit mécanique...

À suivre.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

RCF Cobuzzi

Léon, Léon fils et Louis-Philippe Gaumond - Grosvenor Automobile

Grosvenor. Le nom vient de l'emplacement de la première station-service des Gaumond, inaugurée en 1949, à l'angle des rues Grosvenor et Sherbrooke Ouest, à Westmount. S'il veut fidéliser sa clientèle, Léon Gaumond sait qu'il doit s'adresser à elle en anglais.

Comme M. Gaumond possède une remorqueuse, la police fait parfois appel à lui pour transporter les voitures accidentées. À la demande des clients, il a commencé à offrir quelques services, comme réparer des pare-chocs et effacer les rayures sur la peinture. En parallèle, il louait un atelier au fond d'une ruelle de Saint-Henri.

Grosvenor Auto Repair, spécialisé en réparation, débosselage et peinture, qui a ouvert ses portes en 1962.

Aujourd'hui, derrière les vitres du petit bureau de la rue Saint-Ambroise, la poussière tourne sur elle-même. De là, on entend en sourdine le bruit strident des machines. «J'ai passé toutes mes vacances d'écolier, tous mes samedis ici, raconte Léon Gaumond fils. Mon père me laissait nettoyer les voitures après le passage du peintre pour qu'elles soient prêtes à la livraison; appliquer le ruban-cache, ce genre de petites tâches.» Quelques années plus tard, il a obtenu à son tour son diplôme de peintre.

M. Gaumond fils a vu son père travailler fort. Il sait ce qui l'attend. Peu de vacances, six jours de travail d'affilée par semaine. Il se souvient de la première année où son père s'est permis de fermer boutique durant deux semaines, assez confiant pour ne pas craindre de perdre ses clients. Aujourd'hui, Grosvenor Automobile, francisé par Léon Gaumond fils en 1992, fait relâche bien méritée trois semaines par année.

Fort de deux DEP (diplômes d'études professionnelles) en carrosserie et en mécanique, son fils Louis-Philippe ausculte, méticuleux et concentré, la voiture qu'on lui a confiée. Il a 25 ans. Enfant, son père le laissait flâner dans le garage, embêter gentiment les employés, observer. L'histoire se répète. Louis-Philippe a passé quelques années chez un concessionnaire (Chrysler) avant d'intégrer officiellement les rangs de l'entreprise familiale. Léon Gaumond fils ne lui en a pas tenu rigueur. «Il fallait qu'il fasse son propre apprentissage, dit-il, et pas seulement qu'il suive mes traces.»

Autour de la table, le soir, ils rient ensemble de leurs mésaventures, partagent leurs expériences, s'échangent des conseils, plutôt que de traîner le poids du boulot à la maison. Après une mise à pied temporaire chez Chrysler, Louis-Philippe a commencé à travailler chez Grosvenor pour arrondir ses fins de mois. Sorte de test, réussi, que le père a fait passer au fils, et réciproquement.

Trois générations de Gaumond plus tard, les structures des voitures se sont allégées, sont devenues plus sécuritaires et plus solides. Le reste, ce qui est autour, la carrosserie, tout ce qui concerne l'esthétique et qui relève de l'expertise des Gaumond, moins.

Côté mécanique, c'est un autre monde. Le père a sa Mercedes 1967, le fils, une Camaro 2010. Il leur arrive de se trouver bien démunis devant la «machine» et les outils de l'autre, raconte M. Gaumond fils. Ils se plaisent manifestement à se relancer. C'est de bonne guerre.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Grosvenor Automobile

Bernard Foucher - Centre Yamamoto

Dans un recoin de Griffintown, l'immense porte de garage qui fait office d'entrée est à demi entrouverte. Le soleil plombe sur les motocyclettes en rang d'oignons le long du trottoir. Dans la rue Barré déserte, le Centre Yamamoto est facile à repérer. Pas tout à fait le type d'endroit sur lequel on tombe par hasard, ce qui confirme l'efficacité du bouche à oreille.

C'est un motocycliste amateur qui m'a conseillé l'endroit, me promettant la caverne d'Ali Baba des maniaques de vieilles motos. Rien de moins. Il avait toutefois formulé un doute sur le fait que le propriétaire accepte d'accorder une entrevue. Le monde des garagistes en est un d'hommes, et farouches par-dessus le marché. Des êtres difficiles à apprivoiser.

Lors de notre visite, Bernard Foucher était courbé sur une vieille Honda 110CC 1967, qu'un motocycliste de 25 ans avait sorti des boules à mites avec l'espoir de la ressusciter. Il raconte qu'il a mis une journée d'ouvrage pour entendre vrombir le moteur, que la partie n'est pas gagnée puisqu'il faudra encore la faire rouler. Plantées dans le décor, des carcasses de motocyclettes pendues au plafond, des pièces métalliques méthodiquement éparpillées et d'autres merveilles. Notre Ali Baba est un grand collectionneur, à n'en pas douter.»Un enthousiasmé de motos qui a attrapé la maladie de la mécanique», précise Bernard Foucher. Autodidacte, il a appris les rouages du métier à l'insu de son père, qui refusait jusqu'à endosser son permis de conduire. Le jour de ses 21 ans, il était tellement pressé de l'obtenir qu'il a échoué à l'examen. L'anecdote sied parfaitement au personnage.

Il y a sept ans, il a déménagé son commerce rue Barré, où il travaille désormais seul la plupart du temps. Il rafistole essentiellement les anciens modèles, si possible de construction japonaise ou américaine, ses préférés, que les concessionnaires ne veulent (ou ne peuvent) plus réparer. Ce travailleur autonome s'accorde une pause le dimanche: «Parce que c'est le jour du Seigneur et que je me prends pour le Seigneur.»

M. Foucher est un ardent défenseur de la cause des motocyclistes. L'an dernier, il a fait la une du Journal de Montréal et du 24 h, dont il brandit fièrement les coupures. Il s'insurgeait de l'entrée en vigueur d'une taxe sur l'achat de motos neuves et d'occasion à un moment où la Société de l'assurance automobile du Québec s'engageait à freiner la hausse des droits d'immatriculation. Un an plus tard, il continue de déplorer le manque d'ouverture d'esprit du gouvernement lorsqu'il est question de moto et l'inexistence de lois spécifiques pour ce véhicule. L'enthousiaste connaît ses dossiers et n'a pas peur de monter aux barricades.

Avant de s'emporter davantage, il est interrompu par un client venu récupérer «sa belle italienne». La dernière question, épineuse, va de soi: qui tiendra le fort après vous, M. Foucher? Il regarde son client s'éloigner avant de répondre: «J'ai encore le sens de l'accomplissement, du travail bien fait. Mais les jeunes ne sont pas intéressés à se salir les mains...» Pas de successeur à l'horizon pour le moment. Depuis 10 ans, depuis que son état de santé est chancelant, il essaie de vendre son entreprise. En vain. «J'arrêterai de travailler quand le bon Dieu le voudra bien», répond-il.

Mais vous avez dit tout à l'heure que c'était vous, le bon Dieu, non? Il saisit la balle au bond: «Seulement le dimanche.»

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Centre Yamamoto