Les comportements excentriques d'Elon Musk ont toujours été considérés comme l'attribut d'un génie mal compris et un peu maladroit. Mais ses tics ont causé inquiétude et angoisse à Wall Street jeudi.

Les investisseurs ont soutenu Tesla durant des années, tolérant les pertes successives de la compagnie dans l'attente de profits futurs. Peut-être auraient-ils même eu l'estomac assez solide, mercredi, après les résultats financiers du premier trimestre, pour avaler l'annonce de dépenses atteignant 8,3 millions par jour. 

Mais l'appel-conférence de mercredi soir a été la goutte qui fait déborder le vase pour de nombreux investisseurs et analystes. Peu après l'annonce de pertes trimestrielles record, M. Musk a interrompu deux analystes qui posaient des questions de base sur les besoins en capital de Tesla et sur le nombre de commandes de Modèle 3, la voiture sur laquelle Tesla a misé son avenir.

Questions «arides», «pas cool»

«Ces questions sont tellement arides. Ça me tue», a-t-il dit en envoyant promener un analyste de RBC Marchés de capitaux et préférant répondre à un blogueur qui posait des questions plus à son goût.

Les questions de l'analyste étaient ennuyantes et «pas cool», a dit le PDG de Tesla Motors.

Avant l'appel conférence, les investisseurs semblaient plutôt rassurés par les résultats trimestriels, parce que la perte de Tesla était moindre que prévue. Mais après, l'action a perdu des plumes dans les échanges hors-bourse nocturnes, au fur et à mesure que les analystes écrivaient à leurs investisseurs. Les analystes qui suivent l'action de Tesla ont, en gros, noté que Musk ne devrait pas mordre la main qui nourrit le vorace appétit en capital de sa compagnie. D'autant plus qu'il leur semble inévitable et évident qu'il aura bientôt encore besoin de plus d'argent encore. 

À la fin de la journée boursière, jeudi après-midi, l'action de Tesla avait perdu presque 6 %, une valeur boursière de presque 3 milliards de dollars évaporée en 24 heures.

«Ces questions sont peut-être arides, mais elles sont extrêmement importantes au sujet d'une compagnie très endettée et en manque de capital», a écrit l'analyste Adam Jonas, de Morgan Stanley, dans un avis aux investisseurs.

«Je m'en fous complètement»

Durant le même appel-conférence, Musk s'était plaint de fuites émanant d'employés de Tesla, puis avait tourné son irritation vers les investisseurs se préoccupant, à tort selon lui, des résultats à court terme : «Nous ne sommes pas intéressés à satisfaire les désirs des day-traders. Je m'en fous complètement. S'il-vous-plaît vendez notre action et ne la rachetez plus.»

Nombreux ont suivi son conseil.

Le comportement de Musk a été qualifié de carrément bizarre par certains investisseurs. Il survient après quelques tweets particulièrement excentriques de Musk : au sujet d'un projet de robot-dragon; ou de ses sourcils capables d'attraper des objets; ou encore son désormais célèbre tweet-poisson d'avril où il écrivait : «Malgré un effort intense d'attirer de nouveaux capitaux, y compris par la mise en vente de cocos de Pâques à la dernière minute, nous regrettons d'annoncer que Tesla a complètement et totalement fait faillite. Tellement en faillite, vous ne pourriez pas le croire», 

Sans doute, Musk a fait des blagues et s'est moqué de ses critques dans le passé, dans des tweets à ses 21,5 millions d'abonnés, à qui il retweet des commentaires de clients satisfait et, même, des mises en garde au sujet de l'intelligence artificielle.

Mais la glissade de l'action montre que la patience de Wall Street envers Musk est presque à bout.

Un porte-parole de Tesla joint jeudi par AP a refusé de parler de M. Musk.

Cette photo accompagnait le fameux tweet du 1er avril d'Elon Musk. Photo tirée du compte Twitter d'Elon Musk.

Tesla a raté, et de loin, les objectifs de production du Modèle 3, fixés par Musk. Or, le Modèle 3, avec ses 450 000 commandes à fabriquer, est vital pour Tesla. Si ils ne peuvent pas être fabriqués --et vendus-- en masse, Tesla sera dans de très mauvais draps. Et si Musk doit solliciter à nouveau les marchés pour financer les opérations et refinacer le milliard en dettes qui arrive à échaéance au début de 2019, il pourrait faire face à des investisseurs beaucoup moins tolérants.

Musk a promis de restructurer Tesla, de produire plus de Modèle 3 et de réduire les dépenses. Il dit s'attendre à un profit net au troisième trimestre.

«C'est ça qui tue les entreprises»

Mais, la croissance vertigineuse des dépenses depuis un an, la lenteur des cadences à l'usine de Modèle 3, et les coûts fixes en hausse inquiètent de plus en plus les investisseurs.

«C'est ça qui tue les entreprises», a dit l'analyste Michael Ramsey, de chez Gartner. «Dans le cas présent, la demande a l'air très bien, mais ils ne sont pas capables de produire ces autos. La quantité d'argent requise pourrait devenir telle qu'ils ne pourront plus s'en sortir en émettant de nouvelles actions.»

Les investisseurs n'ont jamais vraiment tenu rigueur à Musk pour l'incapacité chronique de Tesla à atteindre ses ambitieuses cibles de production et Ramsey dit que ça ne changera probablement pas. Les actionnaires voient ces objectifs comme un élan vers les étoiles et si Tesla ne les atteint qu'à moitié, ils applaudissent. 

Si Tesla manque d'argent cette fois, un gros actionnaire comme Fidelity (2e actionnaire de Tesla, avec 10 % de la compagnie) va probablement venir à sa rescousse avec un gros chèque, mais il mettra probablement quelqu'un d'autre comme président, dit Ramsay.

Satisfaction discrète à Détroit

On pouvait percevoir une satisfaction discrète jeudi à Détroit, où les grands patrons de l'automobile sont depuis longtemps mystifiés par la valeur boursière de Tesla, malgré ses chroniques pertes financières et problèmes de production.

Bob Lutz, un ancien haut cadre de General Motors --qui n'a jamais caché son dédain pour Tesla-- pense que l'étrange appel-conférence et les mauvais résultats trimestriels montrent que le jour du jugement approche pour Musk.

«C'est typique de Musk : il ne veut pas parler de la réalité qui transparaît de ces chiffres désastreux. Il veut dévier le sujet et faire rêver la foule avec ses romans de science-fiction : Mars, l'Hyperloop, le camion Semi, les tunnels... Pourquoi changer ? Ça a marché jusqu'à présent, dit Lutz, ironique, avant d'ajouter : «Il est condamné.»

Après avoir interrompu les analystes, durant l'appel-conférence, Musk s'est fait humble et introspectif, comme il l'a déjà fait dans le passé. Il a évoqué la construction d'une nouvelle usine pour le petit VUS Modèle Y, fait miroiter 2000 commandes de camions lourds Tesla Semi. 

Mais il a promis que Tesla est pour l'instant focalisée sur la nécessité d'atteindre une production d'au moins 5000 Modèle 3 par mois et de bonnes marges de profit. «Nous devons devenir rentable. Il est plus que temps d'être rentable», a-t-il dit. 

«Et en vérité, si on n'est pas rentable, on n'est pas une vraie compagnie.»

Bob Lutz pense que le jour du jugement arrive pour Elon Musk. Photo Reuters