La pub automobile fait partie intégrante du paysage culturel depuis plus de 100 ans. Tantôt pragmatiques, tantôt ostentatoires, les campagnes des constructeurs témoignent non seulement des avancées techniques de l'industrie, mais elles présentent aussi un miroir étonnant de la société et de ses valeurs. Deux spécialistes se prononcent.

En 1918, Ford incitait les agriculteurs canadiens à troquer leur calèche pour un modèle T. En 1955, Volkswagen persuadait les consommateurs américains de se ruer sur la voiture emblématique du régime nazi. En 1997, Toyota empruntait le virage vert en commercialisant le premier véhicule hybride au Japon. «Les constructeurs automobiles figurent parmi les annonceurs les plus importants, explique Luc Dupont, professeur au département de communication de l'Université d'Ottawa. Plus que toute autre catégorie de produits, leur publicité nous permet de jauger l'évolution économique, sociale et culturelle de notre société.»

1910

La présentation des attributs

Alors que le marché automobile est encore embryonnaire, les constructeurs exhibent leur voiture sans artifice ni flafla. «Pour une rare fois dans l'histoire de la publicité automobile, le message repose davantage sur la raison que sur les émotions, explique Luc Dupont. On vante ainsi son aspect silencieux et son grand confort.»

1920

La glorification du statut social

Durant les années folles, les voitures deviennent un symbole de prestige. «Comme les constructeurs automobiles ne pouvaient pas se distinguer sur la base de l'innovation, ils positionnaient leur voiture comme le comble du chic, explique Gaëtan Namouric, chef de la création de l'agence Bleublancrouge, notamment pour la marque Toyota. La voiture était un objet de luxe ultime, un peu comme le jet privé aujourd'hui.» Certains constructeurs plus audacieux sortent le grand jeu pour attirer les clients potentiels. En 1925, Citroën embrase la tour Eiffel de son patronyme en énormes lettres lumineuses: 250 000 lampes électriques de six couleurs différentes ont été nécessaires pour réaliser ce coup d'éclat. La même année, de l'autre côté de l'océan, Ford choisit de mettre une femme au volant dans la pub de son modèle T. «Cette audace n'était pas le fruit du hasard, assure le professeur Dupont. Ford souhaitait positionner son véhicule comme une révolution automobile. Quoi de plus innovateur que de présenter une femme au volant?»

1930-1940

La consécration du design

Sous le génie de Raymond Loewy, le designer industriel qui a renouvelé la bouteille de Coca-Cola, décoré Air Force One et dessiné le paquet de cigarettes Lucky Strike, le design des véhicules prend son envol. «Loewe débarque chez les constructeurs automobiles américains et leur dit que leurs voitures ne sont pas belles, qu'elles doivent être redessinées», raconte Luc Dupont. La pub suit le mouvement en parlant de voitures stylisées. La guerre suspend toutefois cette frénésie créative. Dans un élan de sobriété, les annonceurs troquent les arguments cosmétiques au profit de la fibre patriotique.

1950

La valorisation de la famille

Après un certain passage à vide durant la guerre, les années 50 se traduisent par le retour de l'insouciance et le début des promesses futuristes. «La consommation explose et les messages publicitaires démystifient les nombreuses innovations automobiles, indique le directeur artistique Gaëtan Namouric. On parle des pare-chocs, de suspension... On introduit la mécanique automobile auprès du grand public.» Autre changement de fond: les annonceurs ne présentent plus leur voiture dans une route sinueuse, mais dans le stationnement d'une maison de banlieue. «La publicité évoque les valeurs familiales du baby-boom, illustre le professeur Luc Dupont. Elle mise sur les voitures quatre portes et les nouveaux produits d'entretien, comme la cire spéciale et le chiffon en peau de chamois.»

1960

La naissance de la création publicitaire

En 1959, Bill Bernbach, cofondateur de la prestigieuse agence de publicité new-yorkaise DDB, révolutionne la communication automobile en lui injectant une rare dose de créativité. «La campagne Think small, qui mettait en vedette la Coccinelle de Volkswagen, est toujours considérée par l'industrie comme la meilleure pub imprimée du monde, assure le chef de création Gaëtan Namouric. Le défi était colossal: vendre une voiture initialement commandée par Hitler aux juifs new-yorkais!» Les amateurs de voitures assistent également au dévoilement de la première grande offensive télévisée, autre innovation signée Volkswagen.

1970

L'évocation de la virilité

D'un côté, les constructeurs automobiles séduisent les familles nombreuses en mettant l'accent sur la familiale. De l'autre, ils conçoivent des véhicules aux roues arrière extrêmement larges et aux moteurs surpuissants qui suintent la testostérone.

1980

La distinction par l'innovation

Les consommateurs travaillent fort, gagnent beaucoup d'argent et dépensent sans compter. «Durant ces années fastes, les marques se battent sur la technologie et le prestige de leur voiture, affirme M. Namouric. Les sommes investies en pub automobile sont démesurées, les scénarios époustouflants et la réalisation assurée par de grands cinéastes.» Fait surprenant: dans les pubs automobiles des années 80, 50% des voitures sont rouges. «Dans les pubs actuelles, cette proportion est plutôt de 20%, souligne M. Namouric. La couleur des véhicules est un bon indicateur de l'état d'esprit du moment. Le rouge évoquait alors la réussite, la passion, le sentiment de confiance absolue.»

1990

La segmentation des marques

Alors que le marché se complexifie, les marques tentent de se distinguer en sélectionnant un créneau commercial. «Volvo joue la carte de la sécurité, Volkswagen se positionne comme la marque des jeunes conducteurs qui ont de la classe, GM brandit l'argument de la fierté américaine», illustre Gaëtan Namouric.

2000

La remise en question

Après l'éclatement de la bulle technologique en 2000 et les événements du 11 septembre 2001, les consommateurs s'interrogent sur leurs motivations profondes. «On se demande s'il est vraiment essentiel de travailler aussi fort, de consommer autant, explique le chef de la création Gaëtan Namouric. On assiste à une remise en question collective.» Des problèmes mécaniques de Toyota à la chute des géants américains en passant par la grande restructuration du marché, de nombreux changements bouleversent l'industrie automobile. En cette période de haute turbulence, les constructeurs offrent des promesses de moins en moins différenciées. «Les constructeurs mènent tous les mêmes études, optimisent les mêmes technologies, créent sensiblement les mêmes designs, indique Luc Dupont. Certains constructeurs s'égarent et diluent leur offre en déclinant leurs modèles à l'infini.»

Et l'avenir?

Cent ans de pub automobile, un constat: la voiture reste un outil de glorification de soi-même, une prolongation de l'identité. «Dans les années 2000, on pensait que la valeur environnementale changerait la donne, que les consommateurs adopteraient une vision plus utilitaire de la voiture, explique Gaëtan Namouric. Cela n'a pas été le cas.» Que nous réserve les prochaines années? «Je ne serais pas surpris que de nouvelles marques naissent malgré la forte concurrence, poursuit-il. Quand Apple lance un téléphone ou une tablette, tout le monde fait wow. Cette fébrilité n'existe plus en automobile. Le prochain défi des constructeurs sera de nous faire rêver afin de justifier des dépenses supplémentaires.»