Le journaliste à la retraite Richard Chartier a couvert les débuts de Gilles Villeneuve en F1 pour le cahier des sports de La Presse. À l'occasion du 30e anniversaire de la mort du pilote québécois, le 8 mai, il livre ses souvenirs du «piccolo canadese».

Il a appris à manier le volant avant que ses semelles n'atteignent les pédales. Sur les genoux de son père, un accordeur de piano au pied lourd, Gilles Villeneuve a reçu la double piqûre de la musique et de la vitesse. «Plus vite, pôpa ! plus viiiiite !»

C'est en assistant à un week-end de courses au circuit Mont-Tremblant - au coeur d'une campagne qui n'avait pas essuyé sa première couche de chrome - qu'il a trouvé sa voie, au milieu des années 1960.

L'ado regardait passer les bolides et n'en revenait pas: «Y savent pas chauffer !» Dans la multitude des spectateurs, il était probablement le seul à avoir saisi ce détail.

Il a fait ses classes, de la motoneige à la Formule atlantique. En 1976, lorsque des pilotes de F1 sont venus à Trois-Rivières jouer dans une catégorie inférieure et plus facile, Gilles Villeneuve leur a tenu la dragée haute. James Hunt lâchait le mot chez les fauves : il faut aller chercher ce Villeneuve, il est vraiment spécial !

Bref passage chez McLaren, mais Enzo était déjà sur le coup et Villeneuve s'amenait chez Ferrari.

Le Commendatore avait flairé le talent pur, l'animal de vitesse, pensant qu'il allait canaliser cet ouragan dans la soufflerie de Maranello.

Mais c'est la soufflerie qui volé en éclats.

Le podium n'avait qu'une marche

PORTLAND, Oregon, le 8 mai 1982, 8h15 - La porte de l'ascenseur s'est ouverte et Carmine Marcantonio est entré en disant : «T'es au courant pour Villeneuve ?»

Mon coeur a fait un bond dans ma poitrine.

Cela ne pouvait être qu'une mauvaise nouvelle, il venait de se produire un malheur. J'espérais que mon interlocuteur décrive un incident dans les puits, une brouille dans la chicane, une casse dont Villeneuve avait le secret, une mise en échec le long des glissières, un tour de piste les yeux fermés par la pluie ou par un pli dans la moustache ou quelqu'autre acte de délinquance, un éclat, une follerie. Après tout, course après course, il nous avait habitués aux surprises. Il ne reculait devant aucune audace, chaque instant en piste avait une apparence de désespoir, car pour lui le podium n'avait qu'une marche, chaque Grand Prix avait un gagnant et 21 perdants. Jacques Lafitte s'était cependant trompé dans sa prophétie : «Profitons-en pendant qu'il n'a pas de bagnole entre les mains. Bientôt, il ne nous laissera plus gagner.» Gilles Villeneuve n'était pas un prétendant ni un comptable, aucun doute ne le gênait. Il était un chevalier monté sur cinq cents chevaux.

«Il est entre la vie et la mort», a ajouté Carmine.

Le sympathique milieu de terrain du Manic, la première équipe professionnelle de soccer de Montréal, éprouvait comme tous les Italiens du monde une affection spéciale pour le «piccolo canadese», l'enfant chéri d'Enzo Ferrari, la petite peste qui tordait et démolissait les monoplaces de la scuderia dans l'espoir d'obliger les ingénieurs à lui fournir, un jour, une voiture de course : «J'en veux juste une aussi bonne que les autres, pas une meilleure, c'est pas nécessaire.» Enzo Ferrari avait fini par penser comme lui !

Quelque part à l'autre bout du monde, à Berthierville, des gens sont sortis en silence sur la véranda pour contempler la route où naguère ils s'assoyaient en fin d'après-midi, le samedi, pour voir passer le fou qui allait trouver sa blonde.

Voyage au bout de la courbe

Gilles Villeneuve est parti comme il a vécu, sans dire bonjour, à 200 milles à l'heure. À Zolder, en Belgique.

La seule chose qu'il n'aura pas réussi : faire capoter dans la grande courbe la Skoda que son père lui avait donnée. P'tit crisse de char tchèque !

Aujourd'hui, au bout de la courbe, il y a un musée. Jacques, le frère, y entre de temps à autre. On dit qu'il avait le même talent que son frère, mais il n'a jamais pu le prouver.

Que deviens-tu, Jacques ? «Je continue de courir en motoneige. Je gagne des course, je finis deuxième. Des fois l'hiver est mauvais, j'essaie d'étirer les commandites.»

Parfois, il se remémore les âneries qui mettent un baume sur la nostalgie. Au Wisconsin, tiens, la voiture de location tout juste capable de revenir au garage, démolie dans les bancs de neige sous lesquels se cachaient des pierres ou des masses contondantes. Les frères avaient-ils oublié la caisse de bière vide sur la banquette arrière ? «Y'avait queq'chose qui marchait pas avec la clutch, m'sieur...» Et le bonhomme fermait les yeux...

Les autres pilotes n'avaient aucune chance...

L'Europe était éberluée par ce nouveau-venu, ce cowboy qui parlait français, mangeait du steak et importait son beurre de pinottes. Le Québec était sceptique, surtout après la victoire de Villeneuve au premier Grand Prix du Canada à l'Île Notre-Dame. C'était peut-être arrangé ? «Est-il vraiment si bon que ça, ton Villeneuve ?» me demandait parfois mon boss à La Presse.

Pour dire Gilles Villeneuve, on raconte souvent l'impensable course de stock-car à laquelle lui et René Arnoux se sont livrés à Dijon, en 1979. À vrai dire, il y en a eu quelques géniales, mais pour le journaliste de La Presse - c'est moi ça ! - la plus excitante a été celle de Watkins Glen, dans l'État de New York, la même année :

Les essais du vendredi se déroulent au sec. Le lendemain, il pleut, mais on annonce sec pour dimanche, alors on roupille à l'abri puisque, de toute façon, les temps de la veille ne peuvent être battus. Tout le monde, donc, reste dans les box, samedi, sauf un : Gilles Villeneuve. Il en fait rire plus d'un à rouler d'une manière un peu dérisoire dans la flotte, affichant des temps sans intérêt. Mais surprise, le jour de la course, il pleut. Tandis que les voitures, une à une, partent en aquaplaning et s'écrasent dans le décor, Villeneuve contourne calmement les flaques - il ne les voit pas, il a simplement mémorisé où elles sont, la motoneige lui ayant appris à piloter à l'aveugle - et file sans ambages vers la victoire.

Tous les pilotes aimaient Gilles qui ne faisait aucun effort pour être sympathique ; il n'était pas le genre de gars à vous balancer une tape dans le dos ni à sombrer dans les accolades, diplomatie zéro, il disait ce qu'il avait à dire sans trafiquer son accent, il était entier, aussi vrai qu'on peut espérer d'un homme, et c'est sans doute pour ces raisons qu'il était extrêmement attachant. Quelques rivaux en piste ont noué avec lui de grandes amitiés, parfois au détriment de leur tranquillité les jours de congé.

Patrick Tambay, alors pilote McLaren, a eu la peur de sa vie lorsque le Québécois lui a fait découvrir en 4x4 les flancs escarpés des Alpes maritimes... Gaston Parent, son agent, en a eu marre et louait une voiture séparément lorsqu'ils débarquaient quelque part ensemble ! Pour une simple sortie en bateau, Gilles attachait femme et enfants à leur siège ! Et qui montait avec lui à bord de son hélicoptère, paraît-il, ne s'y faisait pas prendre deux fois... Quand, au retour du Grand Prix d'Argentine 1979, il a conduit ma minoune pour que je puisse l'interviewer chemin faisant, on est passé à un cheveu de capoter.

Cette mécanique qui l'allumait

Au bout de la courbe, à Berthierville, il y a un petit musée qui contient l'âme de l'illustre Québécois. C'est la simplicité et le relatif dépouillement des lieux qui en assurent l'authenticité, mais il n'y manque rien. Les photos sont familiales, pas toutes au foyer. Les trophées, les médailles, les casques, sa trompette et, surtout, cette mécanique qui l'allumait. Les machines se laissent toucher, même la dernière Ferrari que Gilles n'a pas démolie, gentiment prêtée par les patrons de Maranello.

Au bout de la courbe, il y a un petit musée où ont refait surface mes angoisses de jeune journaliste affamé fraîchement émoulu des piquets de grève. Mon boss, Pierre Foglia, avait fermé la porte de son bureau. «Y'a un Québécois qui court en Formule 1. Perds pas une minute, va t'acheter un billet d'avion. Essaye de savoir s'il est bon.»

Au-dessus de l'Atlantique, moi l'agnostique, j'ai prié. «Mon Dieu, faites que j'y comprenne quelque chose !» À la vérité, je ne faisais pas la différence entre un piston et une bougie. La suite m'a rassuré : certains pilotes ne la font pas non plus !

Mais ça, Gilles Villeneuve l'avait compris depuis longtemps !

Freiner ou ne pas freiner ?

Gilles Villeneuve était de la race des Fangio, Ascari, Moss, Stewart. On peut affirmer que des comme lui, après Senna, il n'y en a plus eu. La lignée s'est éteinte pour faire place aux comptables, à ceux qui calculent les points pour se bricoler un championnat.

On dit de lui qu'il a été l'un des plus grands pilotes de l'histoire, voire le plus grand de tous. Mais sur quoi se base-t-on, à part un esprit cocardier, pour faire une telle affirmation ? Après tout, il n'a jamais été champion du monde et son palmarès - six victoires en 67 courses étalées sur six ans -  est en soi assez peu éloquent.

Le pilote québécois a su faire la démonstration de ce qu'on affirme encore très clairement, 30 ans après sa mort, même au-delà de l'ère Schumacher. Ceux qui, à l'époque, vivaient la Formule 1 au jour le jour vous diront que ces six victoires-là, ce sont six victoires de plus que ne pouvaient donner les «poubelles» que pilotait Villeneuve.

Le mot «poubelle» était de Gilles et il n'hésitait pas à le prononcer, même à proximité de ses patrons. Il les renvoyait régulièrement à la table à dessin, à la soufflerie, à la toilette. Ces messieurs pouvaient se bouffer les ongles jusqu'aux coudes en le voyant quitter le box, il n'en avait cure. À l'approche d'une courbe, s'il n'était pas sûr qu'il fallait lever le pied ou pas, il ne prenait aucun risque et ne freinait pas, sachant que les 21 autres pilotes allaient le faire. Retenons qu'il faisait cela au volant de bolides qui offraient en outre bien peu de sécurité en cas d'accident.

Il savait qu'à armes égales, les autres pilotes n'avaient aucune chance.

Et l'âme d'Enzo Ferrari

Comme Carmine, Gaston Parent ou Giorgio Giovetti, le plus grand des fans de Villeneuve - décédé il y a quelques semaines -, c'est le personnage que j'ai aimé, plus que la F.1.

Lorsque les détails de l'accident me sont parvenus, j'ai été encore plus troublé : Gilles s'est tué sur le circuit de Zolder, en Belgique, à la sortie de Terlamenbosch, là exactement où je l'avais vu pour la toute première fois, quatre ans plus tôt, presque jour pour jour. Christian Tortora - qui vendait pour des pinottes à l'époque ses topos aux radios qui en voulaient bien, CKVL ou CKAC, mais je pense qu'il est déjà tombé aussi bas que CKLM - m'avait attiré sur une butte, en face du long droit. Les bolides arrivaient à fond la caisse et freinaient au dernier moment en saccades qui donnaient l'impresssion qu'ils allaient faire une embardée et nous sauter dessus. «Tiens, c'est lui...»

Au bout de la courbe, à Berthierville, il y a un petit musée où flotte aussi l'âme d'Enzo Ferrari. Il y règne une pénombre bleuâtre étrangement semblable à celle qu'on trouvait dans son bureau, en 1979. Le Commendatore, qui n'avait parlé à aucun journaliste depuis deux ans, dépêchait son bras droit, M. Gozzi, sur le circuit de Fiorano: «Monsieur Ferrari va vous recevoir cet après-midi. Présentez maintenant vos questions par écrit.» Pendant un mois, en réponse à mes requêtes entêtées, les télex étaient parvenus à La Presse avec le même laconique message: «Monsieur Ferrari n'accorde pas d'interview. Ne vous déplacez pas.»

Après avoir signé ses réponses à l'encre mauve, copie en italien, copie en français, Enzo Ferrari a demandé s'il y avait d'autres questions, ce qui était encore plus exceptionnel. La rencontre, réservée comme une audience papale, formelle, sans appareil photo ni magnétophone, aura finalement duré plus de 45 minutes. À ma première et innocente question verbale «Monsieur Ferrari, qui est le premier pilote de l'écurie ?», il a répondu, solennel et pince-sans-rire : «Le premier pilote, c'est celui qui gagne le dimanche !»

Ce merveilleux souvenir, sorti de la bouche du photographe Ronald Armstrong qui fut de cette rencontre avec sa femme Claudette, c'est dans le petit musée au bout de la courbe que je l'ai trouvé. Au cours d'un 5 à 7 auquel prenait part Mélanie, la fille du disparu.

Entre Ronald et moi, la complicité a résisté à l'usure du temps.

Entre nous tous, la mémoire de Gilles Villeneuve est restée vive.

Combien de gens soulèvent encore des émotions, trente ans après leur mort ?

Richard Chartier est un journaliste de La Presse à la retraite et auteur du blogue Go East, Old Man!