Depuis qu'il a fondé son auto-école Pro-Expert, il y a 14 ans, François Caron a assisté au désintérêt croissant de ses élèves pour la voiture à transmission manuelle. Une déception pour celui qui affirme être «né au monde là-dessus». «J'aime les voitures sport, il y a une grande, grande différence entre une auto manuelle et une auto automatique. Les gens ne sont pas intéressés par une manuelle.»

Le choix des élèves de ce militant de la transmission manuelle n'est que le prolongement d'une tendance lourde dans l'industrie automobile nord-américaine. D'année en année, la transmission manuelle poursuit son lent déclin sur le marché automobile.

 «Cela fait plusieurs années que nous n'offrons pas de modèles équipés d'une boîte manuelle au Canada. Fondamentalement, c'est 100% automatique. Il y a eu une petite poignée de manuelles [SLK, Classe B], mais rien qui puisse faire baisser la proportion d'automatiques sous les 99%», commente Nathalie Gravel, porte-parole de Mercedes-Benz Canada, qui a pour unique modèle manuel à son catalogue la SLK 250.

Le comble pour un constructeur européen? On pourrait le penser quand on voit les quelques offres des Américains Ford, GM ou encore Jeep en matière de transmission manuelle. Néanmoins, Mercedes n'offre pas la même gamme de modèles et de prix que son compatriote Volkswagen, par exemple, qui vend encore une proportion appréciable de voitures manuelles. Depuis 2010, 25% de ses modèles vendus au Canada sont équipés d'une boîte manuelle.

Cet antagonisme est également criant chez les constructeurs asiatiques. Mazda Canada déclare que les transmissions manuelles représentent environ 20% de ses ventes aujourd'hui, alors que pour la seule marque Nissan, elles n'ont représenté l'an dernier qu'un faible 4,4% des ventes dans tout le pays. Les modèles manuels n'ont atteint que 12,1% des ventes totales de Hyundai Canada l'an dernier.

La tendance est à la baisse pour la transmission manuelle. Les chiffres de Hyundai Canada, par exemple, sont très représentatifs. Entre 2009 et 2013, la proportion de manuelles vendues est passée, chez le constructeur sud-coréen, de 17,8% à 12,1%. Sur la même période, cette proportion est passée chez Nissan de 9,8% à 4,4% (en excluant Infiniti).

 «Le marché de l'automobile manuelle perd de la popularité chaque année», observe également l'Association des marchands de véhicules d'occasion du Québec.

Le Québec, société distincte

Dans la province, la tendance est la même qu'à l'échelle du pays. La transmission manuelle recule, mais dans des proportions un peu moins importantes. Au point où le Québec est une société distincte même en matière de choix de transmission automobile.

Même si le portrait n'est pas exhaustif, on constate qu'au Québec, les manuelles représentent 25% des ventes de Mazda, alors que cette proportion est de 20% dans l'ensemble du Canada. Chez Volkswagen, la proportion des ventes de manuelles est de 25% au pays. Celle-ci grimpe à 33% dans la Belle Province. En chiffres absolus, Hyundai et Nissan, de leur côté, ont même vendu l'an dernier la moitié de leurs modèles manuels rien qu'au Québec!

Sans vouloir nous donner de chiffres, la directrice des communications de Ford Canada, Christine Hollander, confirme que chez le constructeur à l'ovale bleu, «le pourcentage de vente des véhicules offerts avec une transmission manuelle est plus élevé au Québec qu'au Canada».

Les observateurs du marché ont du mal à expliquer cette distinction. On ose avancer une dimension culturelle et sociologique. «En Amérique du Nord, on est déjà un OVNI dans le monde, en matière d'automobile. [...] S'agissant des différences entre le Québec et le reste du Canada, il y a sans aucun doute un facteur culturel», estime Yan Cimon.

Pour ce professeur de l'Université Laval spécialiste de l'industrie automobile, «une seconde explication pourrait résider dans les différences entre les modèles de véhicules privilégiés par les Québécois qui n'ont pas des habitudes d'achat toujours en phase avec celles du reste des Nord-Américains». Plus sensible aux prix, le consommateur québécois privilégie un peu plus les petits gabarits qui offrent souvent une transmission manuelle, moins coûteuse qu'une transmission automatique et moins exigeante en entretien.

Reste à savoir pendant combien de temps encore le Québec sera le - dernier? - bastion de la boîte manuelle en Amérique du Nord.

L'Amérique en mode automatique

D'où vient cette désaffectation du public à l'égard de la transmission manuelle? Sans devoir remonter aux origines de la voiture, on peut remonter aux racines de la boîte automatique.

Le consommateur nord-américain a très rapidement adopté la transmission automatique. Aux États-Unis, la REO Motor Car Company, mieux connue pour ses camions militaires, a été le premier constructeur à proposer une transmission semi-automatique, en 1933. Avant que Oldsmobile, sept ans plus tard, vende une voiture dotée de la toute première transmission automatique, à quatre vitesses. Pour la première fois, la pédale d'embrayage était définitivement inutile.

Au lendemain du deuxième conflit mondial, la boîte automatique se démocratise en Amérique. «Dans les années 50, l'essence est alors moins chère qu'en Europe, les femmes prennent de plus en plus le volant et l'automatique est plus pratique pour la conduite. Le but de la boîte automatique a été de faciliter la tâche du chauffeur», explique Gilbert Bureau, historien de l'automobile et fondateur du club Voitures anciennes du Québec.

Ce qui était au départ un standard de l'industrie automobile est progressivement entré dans les moeurs des automobilistes nord-américains. À un point tel que ce sont les consommateurs qui réclament, depuis des années, la boîte automatique. Chez Chrysler, par exemple, on a privilégié l'automatique «parce que les clients la demandaient», commente Lou-Ann Gosselin, chef des communications de FCA Canada.

«Les consommateurs sont un peu plus les agents du changement aujourd'hui», dit d'ailleurs Yan Cimon, professeur spécialiste de l'industrie automobile.

Mais si la boîte manuelle est en perte de vitesse aujourd'hui, c'est parce que des progrès ont été accomplis sur la boîte automatique.

«Avant, il était reconnu qu'avec une boîte manuelle, une voiture était plus économique à la pompe, ce qui n'est plus forcément vrai maintenant avec une boîte automatique à huit rapports. La sensation de conduite s'est également améliorée sur les voitures automatiques. Et la conduite manuelle demande une certaine dextérité qui n'est pas nécessaire avec une automatique», analyse Steve De Marchi, directeur général de l'Association des marchands de véhicules d'occasion du Québec (AMVOQ).

À l'image de la Ford Fiesta 1,6 L de 2014, qui affiche une consommation moyenne d'essence identique d'une transmission à l'autre, «sur les petites voitures, il n'y a aucune différence entre les deux transmissions en matière de consommation d'essence», note André Sansregret, président de l'Association des spécialistes pneu et mécanique du Québec.

Avec sa transmission automatique à variation continue, la dernière Honda Fit, par exemple, consomme moins qu'avec sa boîte manuelle, dans une tranche de 0,5 L à 1 L/100 km.

Si l'écart entre les deux transmissions se fait nettement moins sentir à la pompe, il est également réduit à la banque. Pour un même modèle, l'écart de prix entre une version manuelle - habituellement moins chère - et une version automatique peut dorénavant descendre jusqu'à 800$. Une différence de plus en plus négligeable.

Photo fournie par General Motors

Boudée dans les écoles de conduite

Il n'y a pas que chez les concessionnaires que les voitures à transmission manuelle se font de plus en plus rares. Boudées par les plus jeunes, elles sont de moins en moins utilisées pour l'apprentissage de la conduite depuis une dizaine d'années.

Dans les autos-écoles, le constat est simple: les jeunes apprentis conducteurs ne jurent que par la voiture à transmission automatique, surtout les femmes. Pour une raison toute simple: c'est plus facile.

«Les élèves pensent que c'est plus compliqué avec une voiture manuelle», témoigne François Caron, fondateur des autos-écoles Pro-Expert.

Pour les nouvelles générations, «dans la circulation, ce n'est pas pratique du tout, on a toujours le pied sur la pédale d'embrayage», ajoute Marc Thompson, directeur général de l'Association des écoles de conduite du Québec (AECQ). «Pour les élèves, il est plus difficile d'apprendre sur une manuelle que sur une automatique», dit-il.

Au-delà de cette difficulté apparente, il semble que ce désintérêt est influencé indirectement par les parents. «Ça reflète ce qui se passe à la maison. Les élèves qui tiennent à la voiture manuelle sont ceux dont les parents ont une voiture manuelle», observe Stéphane Guertin, directeur des opérations de Tecnic, le plus important réseau d'écoles de conduite au Québec.

Il faut rappeler que la législation n'impose rien en ce domaine. «Dans les cours, il y a des objectifs précis à atteindre, mais il n'y a pas d'exigences sur l'utilisation d'une manuelle ou d'une automatique. Et l'élève ne veut pas se donner ce stress supplémentaire d'utiliser une manuelle lors de l'examen de conduite», explique M. Guertin.

La solution de facilité au détriment de la maîtrise de la conduite? «Avec une transmission manuelle, on a compris le principe physique d'une auto. Tu développes des réflexes beaucoup plus grands sur une manuelle. Tu sens la réaction de l'auto. Une voiture manuelle, c'est toi qui la conduis», rappelle François Caron, qui déplore cette désaffection des jeunes tout en étant persuadé que l'on peut les convaincre du contraire.

«Avec une manuelle, tu fais des économies d'essence, les freins durent plus longtemps. Il faudrait sensibiliser les jeunes sur cet aspect environnemental, il y a une éducation à faire. Le professeur est l'outil primordial. Quand t'as un bon professeur, c'est facile sur une manuelle.»

Ce travail de persuasion s'annonce fastidieux. Selon l'AECQ, beaucoup d'écoles - surtout les plus petites - ne disposent plus de voitures manuelles. «Il y a très peu de demandes des élèves», est-il justifié.

Photo Patrick Sanfaçon, archives La Presse

Vouée à disparaître?

Il y a deux ans, dans les colonnes du Time, un analyste du site Edmunds.com prédisait la disparition des boîtes manuelles. «Elles sont en voie d'avoir pratiquement disparu d'ici 15 à 20 ans», estimait Ivan Drury. Peut-on réellement parier là-dessus?

Personne n'ose croire à la disparition pure et simple de la transmission manuelle. Même en Amérique du Nord. Surtout pas au Québec. Alors chacun y va de sa prédiction. La plus courante veut que cette transmission devienne un marché de niche représenté par les cabriolets, les voitures sportives ou encore les sous-compactes économiques.

Ce qui est déjà le cas chez certains constructeurs, au regard par exemple des offres de Nissan ou encore de la Ford Mustang, dont presque 50% des exemplaires vendus sont équipés d'une boîte manuelle.

«Si la mort des boîtes manuelles est annoncée depuis longtemps, elles sont là pour rester, et ce, même si elles sont moins populaires. Certains créneaux d'acheteurs aimeront le plaisir et les sensations que permettent les boîtes manuelles», croit Yan Cimon, professeur de l'Université Laval spécialiste de l'industrie automobile.

La boîte manuelle est offerte ailleurs dans le monde dans une proportion beaucoup plus importante que sur notre continent, où il subsiste tout de même un bassin de consommateurs suffisant.

«Il est faux de prétendre que la manuelle disparaîtra», espère Steve De Marchi, directeur général de l'AMVOQ.

Les constructeurs de haut de gamme et de luxe l'ont quand même quasiment abandonnée. À qui le tour?

«Cette tendance du marché vers une croissance de la transmission automatique est claire. Alors que ces transmissions sont de plus en plus sophistiquées, beaucoup de clients réaliseront les bénéfices que l'on peut tirer en matière de conduite et d'économies d'essence des futures transmissions automatiques offertes. Cependant, dans certains secteurs du marché, comme les modèles d'entrée de gamme et les voitures sport, la transmission manuelle sera encore très appropriée», conclut Bert Brooks, directeur Planification de produits, chez Nissan Canada.