L'industrie automobile elle-même s'interroge sur ce que veulent réellement faire les entreprises de la Silicon Valley dans son domaine d'expertise. À défaut d'être clairs, les supposés objectifs d'Apple et de Google nous ont conduits à nous demander ce qu'ils devront faire pour lancer une voiture sur le marché.

Ce qu'il faut pour être constructeur

Sans que l'on sache exactement ce qu'ils veulent faire, Apple et Google s'intéressent à l'automobile comme jamais auparavant. Mais de là à construire des voitures en série, il y a un pas que les deux géants du numérique ne franchiront peut-être pas allègrement. Car on ne s'improvise pas constructeur automobile, quand bien même on a des milliards en banque. Imaginons un peu ce qu'ils devraient faire et débourser...

UN INVESTISSEMENT COLOSSAL

L'opacité de l'industrie automobile ne permet pas de chiffrer avec certitude ce qu'il en coûterait à Apple, Google ou toute autre entreprise du genre, émergente ou non, pour se lancer dans la production en série d'un seul modèle de véhicule. Néanmoins, on peut se référer à cette équation de Bruce M. Belzowski, de l'Institut de recherche en transports de l'Université du Michigan. «Pour un constructeur ordinaire qui produit 225 000 véhicules par usine, qui possède déjà une usine et un réseau de concessionnaires, un nouveau véhicule lui coûte environ 1 milliard US à lancer. S'il faut mettre au point un tout nouveau groupe motopropulseur alternatif, c'est un autre milliard de dollars. Si vous n'avez pas de réseau de distribution, c'est un autre milliard. Et si vous n'avez pas d'usine, c'est encore un autre milliard», nous explique ce directeur du service Automobile.

CONSTITUER UNE ÉQUIPE

Apple aurait à ce jour embauché - ou débauché - plus de 200 personnes rien que l'hiver dernier, pour participer à son projet Titan que tout le monde décrit comme la mise au point d'une voiture. D'une source à l'autre, on évoque aujourd'hui une équipe d'environ 1500 personnes exclusivement affectées à une possible «iCar». Inconnue du milieu automobile il y a peu, Faraday Future compte aujourd'hui 400 employés qui planchent depuis mars 2014 sur une voiture électrique. «Ce nombre inclut des ingénieurs, des designers, des responsables de la production et de l'approvisionnement, et des gens de la finance», énumère Stacy Morris, directrice des communications de cette toute jeune entreprise américaine. Faraday Future compte embaucher une centaine de personnes supplémentaires d'ici à Noël.

CHERCHER L'EXPERTISE AILLEURS

Pour constituer une équipe, un service ou une filiale, il faut embaucher massivement et surtout débaucher des travailleurs, lorsque l'on est novice dans le domaine. Et Apple a fait grincer beaucoup de dents au cours des 18 derniers mois. Au point d'être traîné en cour par A123 Systems qui l'a accusé d'avoir mené «une campagne agressive pour débaucher illégalement» quelques-uns de ses meilleurs ingénieurs spécialisés dans la recherche et la mise au point de batteries, au lithium-ion entre autres.

En février dernier, le président de Tesla, Elon Musk, a confié à Bloomberg Businessweek qu'Apple a proposé des bonus de 250 000 $ US et des augmentations de salaire de 60% à certains de ses cadres. Apple aurait également «prospecté» chez Panasonic, Toshiba, Johnson Controls, LG Chem et Samsung Electronics. Aussi modeste soit-elle, Faraday Future a embauché l'ancien directeur Ingénierie châssis et véhicule de Tesla ainsi que l'un des grands pontes du design des BMW i3 et i8, véhicules de la gamme électrique du géant allemand.

DES USINES

Apple et Google n'ont à ce jour aucune chaîne d'assemblage de véhicules automobiles. Grosso modo, une usine représente un investissement de 1 milliard US, tel que l'a annoncé, par exemple, au début du mois Faraday Future dans le cadre de son projet de mise au point d'une voiture électrique. «C'est la somme qu'il faudra pour construire l'usine et pour la doter de l'équipement d'assemblage», confirme Stacy Morris.

Un milliard, c'est ce qu'a mis Toyota dans la construction d'une nouvelle usine (de 200 000 voitures annuelles) au Mexique pour 2019. Si Apple n'a pas déjà dans ses cartons un tel projet, il aura beaucoup de mal à respecter son échéancier de 2020 qu'il se serait fixé pour lancer un véhicule. «Apple aura besoin d'un partenaire ayant une infrastructure, peut-être un constructeur chinois, s'il atteint son objectif dans cinq ans», a estimé l'hiver dernier Matt DeLorenzo, analyste au Kelley Blue Book.

UN RÉSEAU DE DISTRIBUTION

Dans le domaine de la distribution d'automobiles, le concessionnaire est généralement propriétaire des lieux et le constructeur ne débourse rien pour son établissement. «Quand il n'est pas présent dans un marché ou une région, le constructeur automobile déclare un point ouvert et lance en quelque sorte un appel d'intérêt. C'est le constructeur ou la marque qui décide où et quand il veut voir un concessionnaire quelque part», explique Richard Gauthier, président de la Corporation des associations de détaillants d'automobiles au Canada.

En théorie, si Apple arrivait avec un modèle, il lui faudrait établir un premier budget de ses ventes, trouver les lieux de distribution et choisir de premiers points de vente significatifs. C'est à ce moment-là que des marchands manifesteraient leur intérêt pour distribuer le véhicule. À moins qu'Apple ne choisisse la vente directe. Dans ce cas-ci, établir ne serait-ce qu'un seul point de service à la clientèle (comme ceux de Tesla) se chiffre en millions de dollars dans une ville comme Montréal.

UNE OPÉRATION MARKETING

Quand on s'appelle Apple ou Google, nul besoin de se faire connaître. Et nul besoin de mener nécessairement une vaste campagne de marketing et de publicité. Même lorsqu'il s'agit de vendre des voitures pour la première fois? «La marque Apple est indiscutablement l'avantage le plus important. Elle est une grande attraction auprès de la prochaine génération de clients automobilistes», ont estimé plus tôt cette année des analystes américains de la firme Barclays. La réputation n'est peut-être plus à faire pour une entreprise comme Apple, mais répondre aux normes de sécurité automobiles, se doter d'un service à la clientèle fiable et s'imposer dans un domaine hyper concurrentiel représentent un gigantesque défi. Même lorsque l'on s'appelle Google ou Apple.

La contrainte du temps et de l'argent

Quand on connaît ses marges bénéficiaires et opérationnelles et le temps nécessaire à la sortie d'un nouveau modèle et à l'atteinte d'une certaine rentabilité, l'industrie automobile n'a pas beaucoup d'arguments pour séduire même des géants comme Apple, Google, voire Microsoft.

Quand on a, comme Apple, dans différentes banques des réserves d'argent de l'ordre de 178 milliards US, mettre 5 à 6 milliards dans le lancement d'un tout nouveau véhicule automobile est presque une (grosse) goutte d'eau. Mais l'industrie automobile rappelle combien l'équation n'est pas aussi simple.

Quand on s'appelle Sergio Marchionne et qu'on se plaint de dégager bon an, mal an une marge opérationnelle d'à peine 10% chez FCA, cela doit inciter les dirigeants d'Apple à s'interroger, eux qui dégagent des marges de 35 à 40% sur leurs produits.

Quand on s'appelle Toyota et qu'on a innové en commercialisant la première voiture hybride de série de l'industrie sans que celle-ci ne rapporte un sou pendant plus de 10 ans malgré son succès commercial, cela doit faire réfléchir plus d'un comptable chez Google.

Et quand on s'appelle Tesla et que sa berline Model S encensée fait perdre 4000 $ à chacune de ses ventes, plus de trois ans après son lancement, il y a de quoi se demander si le jeu en vaut la chandelle et si certains dirigeants d'entreprise seraient patients chez les géants du numérique.

Le rythme de conception et de mise au point est relativement lent dans l'industrie automobile. Le progrès fait des pas de géant à coups de décennies et il est encore loin le temps où la voiture complètement autonome sera démocratisée. De la prise de décision de la direction au concessionnaire en passant par la conception, un constructeur automobile bien établi met en moyenne cinq ans pour lancer un tout nouveau modèle. Deux ans et demi à trois ans, s'il part d'une plateforme déjà existante.

Autant de paramètres qui ont de quoi freiner les ardeurs et l'appétit des Apple et autres.

Au cours de l'été, la banque américaine Morgan Stanley a estimé que Tesla Motors et ses voitures avaient tous les attributs pour réussir dans le monde de l'automobile de demain: design, ingénierie, connectivité, conduite semi-autonome, autonomie électrique et réseau de recharge en place.

Aux dernières nouvelles, Tesla vaudrait 35 milliards US, mais manquerait toujours de liquidités. Avec ses 178 milliards sous le matelas, Apple ne serait-il pas tenté de simplifier sa démarche?

- Avec Reuters, Les Échos, CNN Money

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LES RÉSERVES DES GÉANTS DU NUMÉRIQUE *

> Apple: 178 milliards US

Microsoft: 90,2 milliards US

Google: 64,4 milliards US

Cisco: 53 milliards US

Oracle: 44,7 milliards US

* À la fin de l'année 2014

Source: Moody's Investors Service


Photo fournie par Tesla

Tesla perd 4000 $ chaque fois qu'une Model S est vendue.