On les voit de plus en plus. Il suffit d'être attentif pour les voir, circulant prudemment, à très basse vitesse, dans l'espace libre entre deux rangées de voitures coincées dans un bouchon.

On appelle cette pratique la remontée de file ou la circulation interfiles. C'est illégal au Québec, car il n'est pas permis de circuler entre deux rangées de voitures roulant dans le même sens. Mais c'est permis ailleurs dans le monde, notamment en Belgique, en Grande-Bretagne, au Japon et même en Californie, alors que c'est toléré depuis belle lurette en France.

Bien sûr, il est possible, dans ces endroits, de faire de la moto ou du scooter son seul et unique moyen de transport. Ainsi, plusieurs navetteurs se sont tournés vers le deux-roues motorisé justement parce qu'il leur permet de court-circuiter le trafic. Chez nous, la moto ou le scooter peuvent néanmoins jouer le rôle de véhicule principal huit mois par année, la relève hivernale pouvant être assurée par un cocktail de moyens de transport alternatifs.

La circulation interfiles a été brièvement abordée par le comité moto du ministère des Transports du Québec (MTQ). La première réaction du MTQ a été sans équivoque : «Vous êtes des malades !», a dit Éric Lessard, président du Front commun motocycliste, qui a amené le sujet sur la table. Mais quand on leur a exposé nos arguments, ils ont changé d'attitude. Tout ce que je souhaite, c'est que nous ne prenions pas l'approche européenne et attendre que ça se fasse pour ensuite réglementer. Il faut aller au-devant des coups. »

Mais quels arguments peuvent bien militer en faveur d'une pratique qui envoie circuler des motos entre des autos ? Il y en a, et ils sont nombreux et documentés.

L'étude la plus importante a été préparée par des chercheurs de l'Université de Louvain, en Belgique, qui ont enregistré avec précision la densité de la circulation entre Louvain et la capitale Bruxelles, sur un tronçon de 14 kilomètres de l'autoroute A2 qui est particulièrement achalandé. Selon l'analyse des chercheurs, si 10 % des automobilistes choisissaient de troquer leur auto pour une moto, la congestion serait réduite de 40 %. L'heure de pointe se terminerait par ailleurs à 8 h 30 au lieu de 9 h 10. La congestion serait réduite à zéro si 25 % des navetteurs choisissaient de rouler sur des deux-roues motorisés - un scénario utopique, mais néanmoins digne de mention. Et les avantages sur les plans économique et écologique sont à l'avenant, il va sans dire.

La question qui tue, maintenant : c'est dangereux ? Pas tant que ça, semble-t-il. Le nombre d'accidents survenus en interfiles est relativement sous-représenté. Selon le Motorcycle Accident In-Depth Study (MAIDS), qui a étudié en 2009 plus de 900 accidents de moto dans 6 pays européens, moins de 1 % des cas sont survenus en circulation interfiles. L'In-depth Study of Motorcycle Accidents, une étude britannique réalisée en 2004 pour le département des Transports de Londres, a par ailleurs évalué à 5 % la proportion d'accidents de moto survenus en situation semblable.

«Ce que l'on veut éviter, c'est l'importante différence de vitesse lors d'un impact, explique Jean-Pierre Belmonte, de la Fondation Promocycle, qui milite depuis 1990 pour la pratique sécuritaire à moto. En circulation interfiles, les différences de vitesse sont moins grandes. Il est ainsi moins dangereux d'avoir un accrochage à 5 ou 10 km/h qu'un impact à 20 km/h. On parle d'accidents moins graves. »

Certains défenseurs des droits des motocyclistes soutiennent même que la circulation interfiles pourrait contribuer à éviter des accidents, du fait que les risques de collision arrière sont plus faibles. D'ailleurs, le taux de collisions arrière est significativement plus faible en Californie, comparativement à la moyenne américaine.

Ni la Société de l'assurance automobile du Québec ni le ministère des Transports n'ont voulu commenter les présumés bienfaits de la circulation interfiles - ça n'existe pas chez nous et la moto est trop marginale, soutiennent-ils. Beaucoup pensent aussi que l'automobiliste québécois ne serait pas prêt à faire place aux motos dans la circulation lourde. Impensable, alors ? Pas selon Jean-Pierre Belmonte : " La circulation interfiles à très basse vitesse ne demanderait pas trop de changements, les différences de vitesse demeurant très basses, soutient-il. Les avantages dépasseraient donc largement les désavantages. »

Qui vivra verra.

LA CIRCULATION INTERFILES

En Belgique et en Californie

50 km/h vitesse maximale

20 km/h écart de vitesse maximal permis entre motos et autres véhicules

Le tout permis seulement entre les deux voies les plus à gauche.

L'impact écologique

5 % réduction des émissions en raison de la plus grande fluidité de la circulation.

1 % réduction des émissions en raison de la consommation réduite des motos.

Source: Commuting by motorcycle: Impact analysis, I. Yperman, Transport