«J'étais à Genève, en 1961, lors du dévoilement de la Jaguar E-Type», nous raconte l'Architecte. Nous l'appelons l'Architecte, car la modestie le porte à nous demander l'anonymat.

1961, A Year to Remember, avait énoncé Pathé News: investiture du président Kennedy, érection de l'infâme Mur de Berlin, premier Américain dans l'espace, guerre d'Algérie, élaboration des premiers plans pour la construction du Tunnel sous la Manche, Elizabeth Taylor remporte l'Oscar. Le Salon de l'auto de Genève ouvre ses portes à la presse internationale le mercredi 15 mars. Rarement un nouveau modèle aura suscité un tel émoi. Avec ses lignes fuyantes, ses galbes magnifiques et ses proportions parfaites, la Jaguar venait de marquer un tournant non seulement dans l'histoire de la marque anglaise mais aussi dans celle de l'automobile sport. «150 milles à l'heure» clamaient les quotidiens le lendemain, «dans une voiture de série!»

Comme bien d'autres visiteurs ce jour-là et en sa qualité d'esthète et de fervent de belle mécanique, l'Architecte est séduit et se promet de posséder la belle. Trois ans plus tard, en 1964, la commande est placée et la E-Type arrive à Montréal en 1965. Mais le malheur frappe presque aussitôt, sous la forme d'une voiture de police qui percute la Jaguar de plein fouet sur la rue Jean-Talon. L'Architecte sort indemne mais les quatre policiers sont transportés à l'hôpital. Quant à la Jaguar, «elle avait l'air d'une banane... pliée en deux, le choc ayant défoncé le côté passager».

Aussitôt remis de ses émotions, l'Architecte décide de récidiver. Il commande une nouvelle Jaguar chez Jaguar of Eastern Canada, rue Delmeade, à Montréal, et prend possession de la voiture directement à l'usine de Coventry, en Angleterre, en juillet 1966. Commence alors un périple de 7 000 milles qui mène le superbe coupé E-Type, son fier propriétaire et sa compagne jusqu'en Espagne. «Un voyage mémorable», précise l'Architecte, voyage qu'il nous raconte avec moult détails, malgré le passage des ans. Faut dire qu'outre une mémoire prodigieuse, l'Architecte prend note de tout: noms, dates, lieux, itinéraires. Tout est systématiquement noté dans son carnet.

«Nous faisons les Pyrénées et, au passage, nous nous arrêtons à Hauterives, entre Lyon et Valence, pour visiter le Palais Idéal du facteur Cheval...», une série de monuments plutôt inusités construits par Ferdinand Cheval, facteur de son métier qui, pendant sa retraite, érige même le mausolée dans lequel il sera enterré.

La balade européenne terminée, la Jaguar revient au Canada où elle passe près de 30 sans trop bouger mais soigneusement conservée par son propriétaire. Pendant ce temps-là, à Montréal, Pierre Marchand, passionné de musique et de voitures anciennes et personnalité bien connue du monde culturel, cherche à agrémenter sa collection avec un des icônes automobiles des années 60, la Jaguar E-Type. N'étant pas friand des restaurations en profondeur, Pierre cherche une voiture authentique et en bon état lorsqu'un ami lui apprend l'existence de cette Jaguar qui ne compte que 13 000 milles au compteur. C'est là que commence «une cour en règle qui dure 18 mois» et qui permet aux deux hommes de se lier d'amitié et de partager leur passion des belles mécaniques. Et ce qui devait arriver arriva, l'Architecte ayant découvert en Pierre Marchand une âme soeur qui saura bien s'occuper de sa Jaguar chérie «car, voyez-vous, elle a besoin de se faire aimer».

Marché conclu, la Jaguar passe chez Décarie Motors, à Montréal, pour une mise au point complète, doublée d'un astiquage en règle exigé par l'Architecte. Nous sommes au printemps 2000.

Compte tenu des nombreux mois qui s'étaient écoulés entre «la découverte» et «la conclusion», l'entourage de Pierre Marchand ne savait plus trop s'il fallait encore croire à cette saga qui commençait à prendre les allures d'une histoire de pêche. Mais voyant la fameuse Jaguar apparaître en ce début de printemps 2000, ces mêmes amis décident de célébrer l'événement. Pour la circonstance, on commande même un tableau de la Jaguar à Alain Lévesque, renommé peintre automobile québécois. Ainsi réunis, les deux nouveaux amis entourés de leurs proches dévoilent la belle toile et c'est là que l'Architecte décide de «faire comme Scott et Zelda Fitzgerald» qui, au moment d'une de leurs nombreuses ruptures avaient décidé de couper en deux une toile que leur avait offerte Pablo Picasso... Les amateurs de littérature savent sans doute que Fitzgerald (1896-1940) est l'auteur du célèbre Gatsby le Magnifique (1925) et que le couple a souvent voyagé en France et fréquenté les artistes de l'époque, notamment Picasso et Hemingway.

Savamment «coupé» par un artiste encadreur, le tableau de la Jaguar réside donc aujourd'hui chez l'Architecte ET chez Pierre Marchand, les deux acolytes ayant convenu que les deux moitiés seront réunies un jour - lointain on l'espère - chez celui qui survivra à l'autre.

Photo fournie par l'Architecte

En 1966, la Jaguar E-Type devant le tombeau de Ferdinand Cheval (1836-1924), plus connu sous le nom du facteur Cheval, à Hauterives, en France. M. Cheval a passé 33 ans de sa vie à édifier un «Palais idéal» et huit années supplémentaires à bâtir son propre tombeau, tous deux considérés comme des chefs-d'oeuvre de l'art naïf.

La Jaguar E-Type, icône automobile des années 60

Elle n'est pas si loin l'époque où l'automobile britannique brillait de tous ses feux. C'était l'époque de la Mini (1959), la plus importante création automobile de la deuxième moitié du 20e siècle. Et celle de la superbe Jaguar E-Type, descendante directe des Jaguar C-Type et D-Type, cinq fois victorieuses aux 24 Heures du Mans. L'impact de ces victoires, tant en Europe qu'en Amérique, subsiste jusqu'aujourd'hui dans l'image qu'évoque la marque du fauve, une image empreinte de raffinement, de puissance mécanique et d'un remarquable pouvoir de séduction.

Séduction technique d'abord, car la E-Type comme ses deux devancières, appliquent à l'automobile les technologies de l'aviation, notamment au chapitre de la structure composée d'une monocoque partant de l'arrière de la voiture et se terminant à la base du pare-brise. À cette structure monocoque légère et rigide qui prend la forme d'une baignoire vient se boulonner un treillis tubulaire portant le célèbre six cylindres en ligne Jaguar, une mécanique de race qui a animé une multitude de modèles Jaguar. Viennent ensuite les suspensions entièrement indépendantes et quatre freins à disque assistés, une technologie que même Ferrari n'avait pas encore adoptée.

Séduction esthétique ensuite que suscitent les lignes fluides tracées par Malcolm Sayer, un ingénieur en quête de profilage aérodynamique mais dont le dessin inspiré procure à la E-Type le titre de «plus belle voiture au monde» décerné par le Musée d'art moderne de New York. Et comme pour amplifier le coup de massue que Sir William Lyon, patron de Jaguar, vient d'assener à ses concurrents, la E-Type se détaille à des prix surprenants compte tenu des performances annoncées, des innovations mises en oeuvre et de la beauté plastique de la voiture: 5600$ pour le roadster et 5900$ pour le coupé.

De Hollywood Boulevard à la Croisette, à Cannes, la Jaguar E-Type devient la coqueluche des vedettes, tandis que sur les circuits de course, les versions de compétition donnent du fil à retordre à leurs nombreuses rivales. La marque d'une véritable voiture sport.

DANS LE RÉTROVISEUR DE LA JAGUAR E-TYPE 1966

Type: cabriolet et coupé sport, 2 places, structure semi-monocoque, semi-tubulaire

Empattement / Longueur / Largeur / Hauteur (cm): 244 / 445 / 165 / 119

Poids: 1150 kg

Moteur: 6 cyl. en ligne, 4,2 L, culasse en alu., 2 ACT, 3 carbu SU, 265 ch à 5400 tr/min, 260 lb-pi de couple à 4 000 tr/min

Transmission: propulsion, boîte manuelle 4 vitesses

Suspensions: indépendantes

Direction: à crémaillère

Freins: disques, accolés au différentiel à l'arrière

Pneus: 185HR15

Vitesse de pointe: 240 km/h

0 à 100 km/h: 7,5 s (selon Road & Track)

Production (1961-1975): 72 520 unités

Prix (1966): 5900$ (coupé)

Valeur (2007): env. 100 000$

LA MÊME ANNÉE (1966)

• Indira Gandhi devient Premier ministre de l'Inde, la première femme à accéder à ce poste, tandis que le pays souffre de la pire famine en 20 ans.

• Début de la Révolution culturelle en Chine.

• Au Québec, Daniel Johnson (père) est élu à la tête de l'Union nationale, tandis que la Commission d'enquête sur l'Éducation (rapport Parent) recommande la création d'un ministère de l'Éducation et d'une structure qui permette de «faire le pont entre le secondaire et l'université» (les CÉGEPS).

• Montréal arrache la Coupe Stanley aux Red Wings de Detroit et l'Angleterre remporte la Coupe du monde de football devant l'Allemagne de l'Ouest.

• Un homme et une femme, de Claude Lelouch, est primé au Festival de Cannes.

Photo Martin Chamberland, archives La Presse

Le fondateur de Musique Plus, Pierre Marchand, a mis la main en 2000 sur cette Jaguar E-Type achetée par un Montréalais en 1966.