« C'est certainement la course la plus dangereuse du monde. »Adam Lyon défiait pour la première fois le mythique circuit de Snaefell Mountain, cette année. Comme tous les pilotes qui participent à l'Isle of Man Tourist Trophy, il savait quel genre de bête il affrontait - et en assumait pleinement tous les risques.

« Il y a des pilotes qui meurent ici, c'est certain que ça nous traverse l'esprit », nous a avoué l'Écossais de 26 ans quand nous l'avons rencontré au lendemain de sa toute première journée d'essais, à la fin du mois de mai. « Mais il faut y aller avec la bonne attitude, comprendre que tout doit être parfait, la moto et le pilote, et si ce n'est pas le cas, il faut savoir se retirer. Le danger est toujours présent. »

L'Isle of Man TT est un contre-la-montre. Les pilotes sont la plupart du temps seuls en piste. L'adversaire, c'est donc ce circuit aménagé sur les routes de cette île plantée au milieu de la mer d'Irlande.

Adam Lyon, pilote rerue écossais de 26 ans. Huit jours après notre entrevue, dans la matinée du 4 juin, il s'est tué au troisième tour de son premiere Isle of Man Tourist Trophy. PHOTO DAVE KNEEN, IOMTT.COM

Un parcours diabolique : au-delà de 250 virages, des bosses, des sauts, des montées et des descentes vertigineuses. Dans un seul tour, on passe de la campagne bucolique aux sombres forêts humides avant de s'engouffrer dans les étroites rues de coquets villages pour enfin serpenter vers le sommet dénudé du Snaefell. Sans compter que les conditions peuvent varier d'un tour à l'autre autour du circuit de 60,72 km, qui doit être bouclé pas moins de six fois lors de l'épreuve reine, le Senior TT. C'est presque 365 km - l'équivalent de trois courses de MotoGP - négociés à tombeau ouvert. On n'arrête que deux fois aux puits pour mettre de l'essence. Les écuries de pointe changent aussi les pneus. 

Selon Richard Milky Quayle, ancien champion mannois qui s'occupe maintenant de l'accueil des pilotes, les meilleurs motards vont mettre de trois à cinq ans avant de pouvoir espérer finir sur le podium. 

« Je me plais à comparer les pilotes du TT aux chevaliers légendaires qui partaient à la chasse au dragon pour protéger leurs villages, nous a raconté Milky, l'un des trois seuls natifs de l'île de Man à avoir remporté une épreuve au TT. Les concurrents sont les chasseurs et le dragon, c'est le circuit du Snaeffel. »

Mais l'appétit du dragon est insatiable. Depuis 1911, pas moins de 257 pilotes ont perdu la vie dans l'une ou l'autre des épreuves organisées sur cet impitoyable circuit. Encore une fois cette année, la tragédie a frappé, deux fois plutôt qu'une, emportant notamment Dan Kneen, un jeune prodige insulaire que beaucoup voyaient comme le digne successeur de Milky Quayle.

Les têtes brûlées n'atteignent pas ce niveau

On aurait pu s'attendre à rencontrer des têtes brûlées, des trompe-la-mort, mais non. Les pilotes abordent la course de façon incroyablement cérébrale. Ils n'ont pas le choix, en fait. Adam Lyon a dû satisfaire aux critères de plus en plus sévères de l'organisation pour pouvoir participer à l'épreuve, notamment en affichant des résultats convaincants autant en circuit fermé que lors d'épreuves sur route. Il a aussi visité l'île à plusieurs reprises en prenant des notes et en tournant des vidéos. Il s'est ainsi bâti une base de données et un gros carnet de notes de façon à comprendre comment les pilotes s'y prennent en piste.

« Honnêtement, je sens que tous les devoirs et la préparation que j'ai entrepris ont vraiment valu le coup, nous a-t-il expliqué alors qu'il se remettait à peine de ses émotions de sa première participation. Mais cela dit, il n'y a pas moyen de s'exercer à vivre une expérience comme ça. Le rythme insensé que l'on atteint sur la moto est incroyable, le cerveau n'arrive tout simplement pas à analyser à quel point on va vite. »

Dix fois gagnant

À 54 ans, Ian Lougher en a vu d'autres. Le Gallois a remporté 10 épreuves au TT, il s'est remis en selle cette année pour aider au développement de la Suter MMX 500, moto à moteur deux-temps de nouvelle génération.

Il en profite aussi pour donner un coup de pouce à son jeune coéquipier Joey Thompson qui, à 20 ans à peine, en est à sa deuxième visite au TT. 

« Bien souvent, les débutants sont un peu plus vieux, ils ont davantage d'expérience et savent mieux gérer leurs émotions. Les jeunes sont plus nerveux, il ne savent plus où donner de la tête. L'an dernier, Joey [Thompson] n'avait que 19 ans, il allait aux toilettes toutes les 35 secondes ! » 

- Ian Lougher, vainqueur de 10 épreuves au TT

Lougher avait lui aussi 19 ans quand il a roulé pour la première fois à l'île de Man. « À mon âge, quand je négocie un virage, ça va de soi, a-t-il affirmé. Mais pour un jeune, il est important de lui indiquer précisément de quelle façon se placer sur la moto, où toucher les freins, où changer de rapport. On ne doit pas présumer que les jeunes savent comment virer, ils ne le savent pas. »

Le vétéran Ian Loughe a remporté 10 courses l'Isle of Man TT depuis ses débuts en 1984. Photo Pierre-Marc Durivage, La Presse

Les 6 premiers tours d'Adam Lyon

Adam Lyon a bouclé six tours lors des premiers essais du samedi, un véritable baptême de feu, aussi épuisant mentalement que physiquement. Impossible de prendre une pause sur ce circuit, il faut rester constamment à l'affût.

« Faire le tour est tellement long, tu te bats sans relâche, nous a-t-il confié. On va tellement vite, les bosses sont implacables et on doit les négocier à fond. Je n'ai jamais eu à assimiler autant d'informations. Hier soir, j'étais psychologiquement vidé, je ne pouvais même plus parler ! Je tremblais, c'est comme si j'étais sous le choc. J'ai passé 20 minutes sous la douche à me demander ce qui venait de se passer. » 

Pour tenir tête au TT, il faut donc être dans un parfait état d'esprit. « Si tu as une frayeur à un moment donné en piste, tu dois pouvoir mettre ça de côté aussitôt parce que le prochain virage arrive dans quelques secondes, a expliqué Ian Lougher. Si tu penses à ce qui vient d'arriver au virage précédent, tu risques de commettre une erreur au prochain. » Une erreur qui est parfois fatale.

À la vie, à la mort

Mais pourquoi diable courir au TT quand on sait que la Faucheuse guette ? « Bien sûr qu'on fait le choix de venir ici, a lancé le pilote français Xavier Denis. D'ailleurs, c'est dommage que le facteur danger intéresse autant les médias, parce que ça représente un seul côté de la médaille. Combien de mecs se tuent en faisait de l'alpinisme en haute montagne ? Pourtant, on n'en entend pas parler. »

Ian Lougher fait le même parallèle, en soulignant que bien plus d'alpinistes ont péri sur l'Everest que de pilotes à l'île de Man. « Chaque personne vit sa vie à sa façon, a affirmé le vétéran. Certaines ont peur de traverser la rue sans aide alors que d'autres ont besoin de vivre des choses plus intenses. Je ne crois pas que l'on doive tout édulcorer. Bien sûr que ça peut paraître dangereux pour celui qui regarde, mais celui qui est sur sa moto sait ce qu'il fait, même si on est conscient que ce ne sera jamais 100 % sûr. » 

Bien des pilotes du TT ont d'abord commencé en piste avant de faire le saut aux courses sur route, souvent pour des raisons budgétaires. Mais quand ils goûtent au circuit du Snaefell, leur appétit devient souvent insatiable. Avec l'aide de son frère, Adam Lyon a travaillé pendant des mois sur ses motos, dans la salle de séjour de la résidence familiale. Quand il a enfourché sa moto, avant même de s'élancer pour les premiers essais, il savait qu'il était à sa place. 

« Je ne croyais pas que ce serait si intense ; j'étais nerveux et fébrile. J'ai soudainement senti que j'allais me mettre à pleurer et je ne savais pas pourquoi, je ne suis vraiment pas du genre émotif ! J'imagine que c'est l'idée d'être enfin parvenu à être ici, au TT. » 

- Adam Lyon, qui en était à sa première participation

Il s'agit maintenant de canaliser toute cette émotion de la bonne façon pour faire durer le plaisir en piste. « C'est parfois difficile de limiter nos ardeurs. Il y a bien des endroits où je me suis dit que j'aurais pu pousser un peu plus, a reconnu le jeune pilote dont les chronos ont progressé rondement pendant la semaine d'essais. Mais [...] je dois avoir l'humilité de dire que je ne suis pas prêt. Je vais donc continuer à grappiller des dixièmes de seconde ici et là, parce que je suis ici à long terme. Je veux réussir, même si ça doit prendre 5, 9 ou 10 ans. Je veux être fin prêt quand l'occasion se présentera. 

« Mais bien honnêtement, tout a pris son sens, nous a révélé le jeune Écossais. C'est incroyable de pouvoir vivre cette expérience, c'est ici que je veux être. C'est mon rêve de pouvoir progresser au TT le plus longtemps possible. Je vais mettre tous les efforts nécessaires, et plus encore, parce que je n'ai jamais vécu une si belle sensation, jamais. » 

Malheureusement, c'est une sensation qu'il ne vivra plus. Huit jours après notre entrevue, dans la matinée du 4 juin, Adam Lyon s'est tué en perdant la maîtrise de sa Yamaha au troisième tour de sa première course, près du sommet de la colline. Un 257e pilote en 111 ans dévoré par le dragon Snaeffel.