(OSLO) Deux immenses pays, producteurs de pétrole, où l’hiver est rude et le territoire immense. Alors que les Tesla font encore tourner les têtes au Canada, leurs cousines norvégiennes sont tellement nombreuses qu’elles en sont devenues banales. Voyage dans le premier pays sur la planète où l’auto électrique est aussi populaire que la voiture à essence.

La révolution par le portefeuille

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En plus d’épargner des milliers de couronnes à l’achat, les Norvégiens qui adoptent l’auto électrique profitent de privilèges attrayants : voies réservées, gratuité des péages et stationnement gratuit à plusieurs endroits.

À quelques centimètres d’un bouchon de circulation à Grorud, en banlieue d’Oslo, des voitures filent en quasi-silence dans la voie réservée – e-Golf, e-Golf, Tesla X, e-Golf.

Elles filent pour l’instant, mais le jour où les autos électriques norvégiennes seront elles aussi prises dans la congestion n’est pas loin : il s’en vend maintenant au moins autant que des autos à essence, selon des chiffres récents qui ont couronné le pays comme leader mondial du marché.

Objectif établi par le Parlement, par souci écologiste : plus une seule voiture à essence vendue en 2025.

En 2018, une voiture personnelle sur deux vendue en Norvège était électrique (complètement ou partiellement). En mars dernier, sur cinq véhicules sortis des concessionnaires, trois étaient purement électriques. Et les chiffres sont encore plus impressionnants dans les grandes villes.

Une façon pour les Norvégiens de se déculpabiliser pour les millions de barils de pétrole qu’ils déversent chaque semaine sur le marché mondial ? Une manière de se donner bonne conscience pour le niveau de vie extrêmement élevé qu’ils en tirent ?

Non. Un simple calcul mathématique. « Acheter une auto, c’est beaucoup d’argent. Alors ce ne sont pas les convictions écologistes des Norvégiens qui les poussent à faire ce choix. C’est plutôt l’économie à l’achat qui est à la base de ce succès », explique Unni Berge, dans une salle de conférence du centre-ville d’Oslo. Elle est porte-parole de l’Association des propriétaires de voitures électriques de Norvège, qui se vante d’être la plus importante du monde.

Si elles se vendent comme des petits pains chauds, elles sont encore largement minoritaires sur les routes (un peu moins de 10 %, contre 0,7 % au Québec). À cause du prix à l’achat, les Norvégiens gardent, entretiennent et réparent leur voiture pendant de longues années.

Des voitures à gros prix

Car acheter une voiture en Norvège, c’est une question de gros sous. En plus de la taxe de vente générale de 25 %, le gouvernement impose une taxe supplémentaire basée sur le poids et la consommation du véhicule qui peut faire doubler son prix d’achat.

Or, les acheteurs de véhicules électriques ne paient aucune de ces taxes.

Comparatif Volkswagen Golf / Volkswagen e-Golf

Prix de base : 33 189 $ / 49 737 $ Taxe automobile : 9438 $ / 0 $ Frais de casse : 375 $ / 375 $ Taxe de vente (25 %) : 8298 $ / 0 $ Prix total : 51 300 $ / 50 110 $

Source : Norsk elbilforening

« Sur la cinquantaine d’autos que nous vendons dans ce concessionnaire chaque mois, environ 47 sont électriques », explique Jabob Moer Aanonsen, gérant d’un concessionnaire Nissan d’Oslo qui se trouve sur le trajet que des milliers de banlieusards empruntent chaque jour pour gagner les bureaux du centre-ville.

Tout près de lui, Karim Elatyaoui, son vendeur étoile. La voiture la plus distribuée du pays en 2018 était la Nissan Leaf et personne au pays n’en a vendu davantage que M. Elatyaoui. Environ deux par jour ouvrable.

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La voiture la plus vendue en Norvège en 2018 était la Nissan Leaf et personne au pays n’en a vendu davantage que Karim Elatyaoui : environ deux par jour ouvrable.

« C’est totalement une question de coût. Le son du moteur manque à beaucoup de gens. Des clients me disent qu’ils achètent cette auto parce que c’est le choix logique, mais qu’ils ne le veulent pas vraiment. »  — Karim Elatyaoui, as vendeur de véhicules électriques

Plutôt que leur cœur, ils écoutent leur tête. Et leur portefeuille.

Car en plus d’épargner des milliers de couronnes à l’achat, les Norvégiens qui adoptent l’auto électrique profitent de tout un bouquet de privilèges attrayants : circulation dans les voies réservées, gratuité des péages – omniprésents et très chers autour des grandes villes –, stationnement gratuit à plusieurs endroits.

Sanna Guru laisse justement sa voiture dans un stationnement municipal d’Oslo sans avoir à sortir son portefeuille. « Je l’ai achetée l’an dernier. C’est une bonne auto », dit-il en quittant sa Nissan Leaf noire. « Un ami me l’avait recommandée. »

Et bien sûr, M. Guru et ses confrères électriques n’ont plus jamais à visiter une station-service, dans un pays où le coût de l’essence est l’un des plus élevés sur la planète (2,71 $ le litre à la fin de mai).

S’engouffrer dans la brèche

De l’extérieur, les politiques du gouvernement norvégien en faveur des autos électriques ressemblent à un programme moderne et longuement réfléchi.

Il n’en est rien, explique Øyvind Ursin Kavåg, qui importe des voitures électriques usagées en Norvège et dirige l’entreprise Buddy, un manufacturier de minuscules voitures électriques.

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Øyvind Ursin Kavåg importe des voitures électriques usagées en Norvège et dirige l’entreprise Buddy, un manufacturier de minuscules voitures électriques qui a interrompu sa production en 2015.

La taxe spéciale sur les voitures est en fait une mesure protectionniste adoptée dans l’après-guerre, « parce que la Norvège n’avait pas d’industrie automobile à elle », a-t-il expliqué, calé dans un fauteuil de son commerce. Dans les années 90, de petits véhicules citadins électriques ont commencé à être produits en Scandinavie – dont la Buddy, qui ressemble à une demi-voiture et donne l’impression de conduire un kart de golf. Le gouvernement a décidé de les appuyer en rendant leur achat avantageux.

« Les règles ont été conçues pour deux très petites entreprises », dit-il en riant. Une politique pensée pour quelques centaines d’autos, essentiellement concentrées à Oslo et dans quelques autres grandes villes.

Ce n’est qu’il y a sept ou huit ans que les grands constructeurs automobiles se sont tournés vers les voitures électriques et ont profité de ces conditions commerciales miraculeuses pour envahir le marché norvégien. Buddy, pour sa part, a interrompu sa production en 2015 ; les 60 kilomètres d’autonomie de ses véhicules et leur vitesse maximale de 90 km/h étaient largement surpassés.

Comme courir derrière un train

Mais alors que la moitié des voitures neuves vendues au pays sont électriques, la Norvège commence à se questionner sur la générosité de son programme. Des millions de couronnes échappent au trésor public en taxes et en péages impayés, ce qui nuit au financement des transports en commun. « Il a fallu interdire les voies réservées aux autos électriques à certains endroits, il y en avait trop et ça gênait le passage des autobus », a récemment souligné le vice-maire d’Oslo, Arild Hermstad.

« Nous ne croyons pas qu’il faille maintenir ces politiques pour toujours, mais nous croyons que l’achat d’un véhicule électrique devrait demeurer avantageux », a plaidé Unni Berge. 

« Dans le futur, quand les ventes de véhicules électriques atteindront 100 %, bien sûr qu’il faudra payer des taxes. Mais il faut que ça reste compétitif. » — Unni Berge, de l’Association des propriétaires de voitures électriques de Norvège

La multiplication des autos électriques donne aussi des migraines à Sture Portvik, le « Monsieur Électrification » de la capitale norvégienne. C’est lui qui coordonne le déploiement des bornes de recharge publiques, ainsi que l’électrification des transports en commun. Il aimerait même voir de la machinerie lourde électrique sur les chantiers de la ville.

Dans une salle de conférence d’un chic hôtel du centre-ville, il explique à des dizaines de délégués venus d’hôtels de ville partout sur la planète (dont Laurence Lavigne Lalonde, bras droit de Valérie Plante chargée de la transition écologique) qu’il se sent comme « un voyageur sur un quai de gare qui court après un train qui accélère continuellement ». Il l’admet sans problème : il n’y a « pas du tout » assez de chargeurs à Oslo pour combler la demande.

Station-service électrique

Sur les routes du pays aussi, il manque de chargeurs. Même si elle ne compte que 5 millions d’habitants, la Norvège est un pays immense. Il faut plus de sept heures de route pour relier Oslo à la deuxième ville du pays, Bergen. Ceux qui veulent atteindre le nord du pays s’engagent pour un périple de 23 heures.

Le casse-croûte Nebbenes, sur l’autoroute E6 qui traverse le pays du nord au sud, a décidé d’en profiter pour en faire un argument de vente. Morten Østnor a transformé son stationnement en véritable station-service électrique, avec 52 chargeurs, dont 40 superchargeurs Tesla.

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Le casse-croûte Nebbenes, sur l’autoroute E6 qui traverse le pays du nord au sud, a transformé son stationnement en véritable station-service électrique, avec 52 chargeurs, dont 40 superchargeurs Tesla.

« On a commencé par 20 il y a 4 ou 5 ans, mais le vendredi et le dimanche, c’était plein, les gens devaient attendre », a-t-il relaté. D’où sa décision d’en installer davantage.

Le lieu est maintenant un arrêt obligé pour de nombreux Norvégiens sur le chemin du chalet. La cafétéria sert même un Tesla Burger (26 $) pour faire patienter les automobilistes. Sager Alsager ne succombe pas à la tentation : il demeure tranquillement assis dans sa Tesla Model X pendant qu’elle se recharge : « Je ne viens pas ici souvent, mais je passais par ici et ma batterie était faible. Habituellement, je me recharge à la maison. »

Quelques mètres en contrebas, une station-service Shell, d’un jaune éclatant. Le passé et l’avenir de la route norvégienne, côte à côte.

Heureusement pour M. Portvik, des initiatives privées viennent compléter la flotte. Le stationnement Vulkan, installé sous un projet de revitalisation d’un ancien complexe industriel de la capitale, se vante d’être le plus gros « stationnement électrique » du pays, avec 102 chargeurs.

Robert Grenvold peine à faire fonctionner celui devant lequel il a stationné sa voiture. « Je l’ai achetée il y a trois ans, a-t-il expliqué. C’était surtout une question de coûts, avec le gouvernement qui nous fait épargner toutes les taxes. »

Tron Nordhaug gère l’endroit. Sur son téléphone intelligent, il peut suivre le fonctionnement de chacun des chargeurs à distance. Il fait visiter son stationnement avec fierté.

« Je n’ai pas encore de voiture électrique, mais ma prochaine voiture en sera une. C’est beaucoup moins cher. Ma femme les déteste, mais on n’a plus le choix. Les autres options, c’est déménager hors du pays ou ne plus acheter d’auto du tout. » Ou écouter son portefeuille, comme un nombre croissant de Norvégiens, et prendre le virage électrique, virage serré.

Et l’hiver ?

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Des voitures électriques en recharge à Gulsvik, en Norvège. L'hiver, les batteries prennent plus de temps à charger mais plusieurs vantent les aspects positifs de la conduite hivernale, notamment l'instantanéité de la traction. 

L’immense rampe de saut à ski surplombe la ville, comme un gigantesque monument à son passé olympique.

Lillehammer a eu amplement le temps de retomber dans la quiétude, 25 ans après avoir accueilli les Jeux olympiques de 1994, mais l’hiver y est toujours aussi intense. Les quelque deux heures de route qui la séparent d’Oslo se traduisent par un mercure beaucoup plus bas et des chutes de neige bien plus importantes.

« Oh oui, il fait bien plus froid ici », rigole Eivind Falk, un résidant de la ville et directeur d’un institut culturel. « Ici, en hiver, on a cinq ou six mois de neige, de novembre à avril. En janvier et février, le mercure peut descendre jusqu’à 30 degrés sous zéro et on reçoit jusqu’à un mètre et demi de neige. »

Fin mai, évidemment, pas de trace de l’hiver. Mais la topographie accidentée de la ville, située au pied de montagnes, sur le bord du lac Mjøsa, laisse facilement deviner le casse-tête avec lequel doivent composer les résidants lorsque les rues pentues sont couvertes de glace.

Dans les rues de Lillehammer, bien davantage de voitures électriques qu’au Canada, mais moins qu’au centre-ville d’Oslo.

M. Falk y conduit une Tesla Model 3 à traction intégrale et s’implique dans l’Association des propriétaires de voitures électriques du pays. Il ne fait pas de cachettes. 

« L’autonomie de mon véhicule diminue de 40 % lorsqu’il fait très, très froid. »  — Eivind Falk, résidant de Lillehammer

Mais avec la batterie de son bolide, il peut se rendre jusqu’à Oslo (190 km) et revenir sans avoir à recharger sa voiture, même par grands froids. Son ancienne voiture, une BMW i3, ne le lui permettait pas. « Ça a changé ma vie ! », raconte-t-il.

Unni Berge, porte-parole de l’association, a expliqué qu’un parc de voitures électriques avait été testé de façon indépendante dans le nord du pays l’an dernier. Résultat : « L’autonomie diminue, mais c’est aussi que les batteries froides prennent plus de temps à se charger. » L’association conseille à ses membres de réchauffer la voiture avant la recharge, ce qui peut compliquer une routine quotidienne.

En contrepartie, même quand il fait un froid de canard, « l’auto démarre à tous les coups », se réjouit Eivind Falk.

Chez Nissan, à Oslo, on vante aussi les aspects positifs de la conduite électrique hivernale. « En fait, la traction fonctionne encore mieux que sur une voiture traditionnelle, parce que tout est instantané, il n’y a pas de délai avec le moteur », fait valoir Jabob Moer Aanonsen, gérant d’un concessionnaire. « C’est même un peu plus sécuritaire. »